Le film La Liste de Carla tient en une seconde et un regard. Le 15 décembre 2005, Carla Del Ponte, procureure du Tribunal pénal international (TPI) pour l'ex-Yougoslavie, s'exprime devant le Conseil de sécurité. Les Etats n'ont toujours pas interpellé Radovan Karadzic et Ratko Mladic, deux des principaux responsables du massacre de Srebrenica en juillet 1995. La Suissesse explique d'abord pourquoi, à son sens, ils n'ont pas été arrêtés. Puis le ton se durcit, elle évoque des puissances occidentales comme «des chats qui acceptent de se bander les yeux pour chasser deux souris», et se demande «combien de temps encore les chats accepteront d'être ridicules». Silence. Carla Del Ponte baisse les yeux, puis les relève, en un rapide tour de table visuel, le cou un peu baissé.

Un regard qui résume le courage, la solitude et l'esprit militant qui caractérisent l'ancienne procureure de la Confédération, à La Haye depuis près de sept ans. Dévoilé samedi à Locarno, dans les salles à l'automne, La Liste de Carla suit la procureure et sa garde rapprochée, son discret chef des enquêtes, ses experts, sa porte-parole et son bras droit, le Suisse Jean-Daniel Ruch. Le réalisateur Marcel Schüpbach (B comme Béjart) suit les séances avec les représentants de l'Union européenne, les rencontres avec les autorités locales, de Croatie et de Serbie en particulier, les réunions à Washington. En parallèle, il donne la parole à des femmes dont l'entourage a été victime de la guerre et du génocide.

En attendant un happy end

L'œuvre n'est pas un portrait de Carla Del Ponte. Le cinéaste dit avoir voulu montrer le TPI au travail. Il n'interroge pas les responsables croates, serbes ou bosniaques: «Je ne voulais pas faire un long téléjournal, mais jouer sur le contrepoint entre les victimes et l'équipe du TPI qui court le monde pour faire pression.» Dans la galerie de films consacrés à la justice internationale, La Liste de Carla explore un pan moins connu, les coulisses d'une équipe, avec ses palabres, ses espoirs et ses douches froides. Le tournage n'a pas manqué d'agacer la cheffe: «Je n'ai pas toujours été gentille, parfois, j'en avais marre de ce cameraman et de ce micro planté entre nous.» Agacement mis à part, l'équipe a joui d'une liberté étonnante. Pour des raisons de sécurité, les cassettes auraient dû être conservées temporairement au TPI, mais cette clause n'a jamais été exigée. Jean-Louis Porchet, le producteur, indique qu'au visionnement final, la magistrate n'a demandé qu'une chose, au moins un plan où elle apparaît dans la robe officielle de procureure: «Un caprice de star.»

C'est peu dire qu'en Suisse, Carla Del Ponte a laissé l'image d'une femme carrée, cassante et un peu paranoïaque. Marcel Schüpbach capte la même détermination, mais enveloppée d'une grande solitude, et tout à la fois, une écoute constante de ses proches. Elle commente: «Je me suis trouvée détestable au début du film. Après une heure et demie, je me supportais mieux.» Film de producteur, La Liste de Carla ne manquera de confirmer la bonne forme du documentaire helvétique. En découlant d'une démarche originale, puisque c'est Jean-Louis Porchet qui en a eu l'idée, puis a ensuite proposé à Marcel Schüpbach ce projet de film «qui serait une œuvre de cinéma, mais aussi un média au service d'une cause», décrit le producteur. Le cinéaste prend cette ligne, parfois avec une emphase inutile - la magistrate comme «pèlerin de la justice internationale». Et en conclusion, ce «Carla Del Ponte n'abandonne jamais»...

Début décembre 2005, Carla Del Ponte est entendue par l'Union européenne, qui statue sur la demande d'adhésion de la Croatie. Le pays accorde-t-il au TPI une collaboration «pleine et entière»? Oui, répond-elle. Stupéfaction dans certaines chancelleries, colère en Croatie. Le 8 décembre, Ante Gotovina, l'un des principaux fugitifs après le tandem Karadzic-Mladic, est arrêté dans les îles Canaries grâce aux renseignements croates. Le bureau de la procureure avait des éléments permettant d'y croire. Cette tension entre les négociations, la pression politique ainsi qu'une culture du secret et de la confiance fait la trame du film. A son origine, ses auteurs, de même que Carla Del Ponte, estimaient d'ailleurs que l'arrestation de Radovan Karadzic et Ratko Mladic aurait lieu durant le tournage. La procureure, dont le mandat s'achève en septembre 2006, conclut: «Il doit y avoir une suite à ce film. Moi aussi, j'aime les happy ends.»