C’est un peu comme si Giacometti avait sculpté ses chefs-d'œuvre au commencement de sa carrière. Le Musée des beaux-arts du Locle présente les premières photographies d’Henri Cartier-Bresson, prises entre 1932 et 1934; y figurent plusieurs de ses images emblématiques, réalisées aux alentours de 25 ans. Le vélo, évidemment, celui qui file dans un virage en contrebas d’un escalier en colimaçon. Bonheur géométrique, éloge du mouvement. Un cadeau du hasard reçu à Hyères, en 1932. La même année, avec son Leica tout juste acheté, le jeune homme réalise sa fameuse vue Derrière la gare Saint-Lazare, cet homme sautillant par-dessus une flaque dans laquelle se reflète sa silhouette. Ombre chinoise que l’on retrouve, en inversé, sur une affiche placardée derrière lui (voir la une de ce Samedi Culturel). En 1933, ce sont ces gosses qui jouent devant un mur éventré à Séville. Puis il y aura les prostituées mexicaines passant la tête à travers de lourdes portes.
«J’ai moi-même redécouvert l’œuvre de Cartier-Bresson en préparant cette exposition, admet Nathalie Herschdorfer, directrice du musée. Il est frappant de voir à quel point tout est là depuis le début. La grammaire a été posée tout de suite; on n’a aucunement l’impression de se trouver face à un débutant. Cartier-Bresson est un peintre, avec un compas dans l’œil. On parle beaucoup de lui comme du maître de l’instant décisif, mais il s’agit surtout d’un sens incroyable de la composition.»
«Un coup de pied au cul»
De 1927 à 1928, le Parisien se forme en effet à la peinture chez André Lhote; c’est là qu’il apprend les règles de géométrie et de composition. En 1930, il prend ses premières photographies en Afrique, notamment en Côte d’Ivoire. Mais c’est à son retour seulement qu’il a la révélation, en tombant sur un cliché de Martin Munkácsi: trois enfants courant sur une plage. «Un coup de pied au cul», écrira-t-il plus tard. Cartier-Bresson achète son premier Leica et écume la France, l’Espagne, l’Italie, l’Europe de l’Est, puis le Mexique. Ce sont les images de ces voyages fondateurs, 80 tirages environ, qui sont présentées dès aujourd’hui au Locle. L’exposition avait été montée pour le MoMA en 1987, à la différence que la version américaine incluait le séjour en Côte d’Ivoire.
«Jusqu’à présent, il n’y a jamais eu de photographie dans ce musée, précise la nouvelle directrice. Choisir une telle référence me semblait un bon moyen d’introduire cette matière et d’intéresser le public. Pour moi qui ai beaucoup travaillé avec les jeunes photographes, il est amusant de faire ce lien avec les primes années de Cartier-Bresson.»
Clichés pris au Leica
Dans la première salle, une photographie de 1926 en guise d’amuse-bouche. L’auteur, alors, n’a que 18 ans. Les jambes d’un couple vêtu de noir émergent d’un parapluie également noir. Ils sont couchés sur une plage de galets, lui sur le dos, pieds vers le ciel, elle sur le ventre, semelles apparentes. Les autres, tous les autres, sont assis et regardent vers la mer. Les amoureux sont seuls au monde et Cartier-Bresson les contemple. Puis viennent les clichés pris au Leica, «instrument parfait pour le dessin accéléré et exercice du regard sur la vie». Là encore, le regard sur la vie de Cartier-Bresson se construit dès les premières années. Il est fait d’humour et d’un goût pour l’absurdité – l’homme a côtoyé très tôt les surréalistes, d’empathie surtout –, il initie avec d’autres cette tradition humaniste qui fera la photographie du XXe siècle. Il réserve toute la place à l’humain. A quelques exceptions près. Ici, un bord de mer agité. Là, deux chiens noir et blanc qui regardent deux chiens noir et blanc en train de copuler. Plus loin, une cagette de fruits.
Sinon, des portraits en action, réalisés dans la rue, «à la sauvette». Deux hommes observant passer des trains, deux autres lorgnant un spectacle à travers les trous de la bâche d’enceinte. Des gamins dans la rue. Des paresseux dans un champ. Des chiffonniers parmi les baluchons. «Moi, je m’occupe presque exclusivement de l’homme. Je vais au plus pressé. Les paysages ont l’éternité», revendique le photographe.
Critique sociale
Les deux autres salles sont essentiellement consacrées à l’Espagne et au Mexique. La critique sociale se fait plus marquée; Cartier-Bresson y forge ses convictions politiques. Une aveugle porte autour du cou son matricule de bénéficiaire, sur les genoux des «coupons de charité». Une famille entière mendie. Une autre, agglutinée sur un trottoir, observe un clochard recroquevillé dans le caniveau, illustration éloquente de la déchéance qui peut pousser à tomber toujours un peu plus bas. Sous un amas de jute, une bouche laisse deviner la présence humaine. Un homme porte une lourde charge de bois à l’aide d’une courroie appuyée sur la tête, esclave de temps plus ou moins modernes.
Et puis, parfois, une bulle de légèreté, comme ce trio de coiffeuses-manucures, aux jeux de regards et de mains d’une incroyable délicatesse. La pose est tellement parfaite qu’elle semble avoir été construite. Cartier-Bresson a toujours juré que non, croquant ses personnages à la volée ou se postant devant un cadre qui lui semblait propice, attendant qu’une action intéressante se déroule sur l’écran qu’il s’était choisi. «La composition repose sur le hasard. Jamais je ne calcule. J’entrevois une structure et j’attends que quelque chose s’y passe. Il n’y a pas de règle. Il ne faut pas trop chercher à expliquer le mystère. Il est préférable d’être disponible, un Leica à portée de main», professe le maître. Le génie de Cartier-Bresson, ainsi, repose à la fois sur une intuition visuelle, la chance du hasard et une organisation plastique rigoureuse. De la vie et de la géométrie. Des choix décisifs plus qu’un instant déterminant; les planches-contacts montrent qu’il existe plusieurs variantes pour une image.
En 1933, alors en Espagne, le reporter commence à publier ses clichés dans la presse. La même année, la Galerie Julien Levy, à New York, lui consacre une première exposition. La consécration à 27 ans. Bien avant les images de la Libération de Paris, de la chute du Kuomintang ou du Mahatma Gandhi. Quatorze ans avant la fondation de l’agence Magnum.
Henri Cartier-Bresson: Premières photographies, Musée des beaux-arts du Locle, jusqu’au 31 mai. www.mbal.ch