Ils s’en mordent les doigts, ceux qui n’ont pu l’empêcher d’avaler des cargaisons de chips salées, malgré une tension sommitale; ceux qui n’ont pas osé cacher ses briquets lourds qui servaient à allumer clope sur clope depuis toujours; et même ceux qui, il y a quelques années encore, la regardaient siroter ses liqueurs comme les potions homéopathiques de l’Atlantique Est. Cesaria Evora est morte, samedi à 70 ans, dans son île natale de São Vincente. Elle avait annoncé il y a trois mois sa retraite définitive dans sa ville, Mindello (voit Le Temps du 24 septembre 2011). Par là même, elle renonçait à la «sodade», cette nostalgie des déplacés. Et elle continuait, petite fille indigne de domestique, Billie Holiday des cabarets insulaires, à ingérer consciencieusement ce qui finirait par la tuer. Quand on naît pauvre et qu’on obtient tout, on ne laisse personne vous rationner.

Improbable destin d’une enfant de violoncelliste, décédé quand elle avait 7 ans, et d’une cuisinière qui finit par la placer en orphelinat parce qu’il n’y a plus rien à faire bouillir dans ses marmites. Cesaria se relève chaque fois; ses jambes sont des mâts. A 16 ans, elle s’installe dans les bars, se fait payer en verres par des marins qui pleurent. Cesaria, d’une voix de fond de cale, est capable d’essorer les âmes les plus solides. Elle chante les amours trahies, la solitude et surtout l’éloignement. L’obsession des anciens esclaves qui est celle, désormais, des travailleurs émigrés. Les Cap-Verdiens de l’étranger s’échangent ses premiers enregistrements réalisés pour Radio Barlavento, entre 1957 et 1975, et ils fondent en larmes devant cette preuve ultime que leur archipel existe encore, quelque part, dans ce chant des récifs.

C’est un ancien cheminot exilé à Paris, José da Silva, un visionnaire, qui la fait entrer d’autorité dans les oreilles du monde. Il décide de se mettre à la musique, de fabriquer un label, Lusafrica, qui mêle les mémoires portugaises aux embruns nègres. En 1988, il ressuscite Cesaria. Elle revient de dix ans de silence et d’amertume, ce sont des associations de femmes cap-verdiennes qui l’ont poussée à se remettre en scène. José da Silva découvre Cesaria dans une de ces boîtes lisboètes dont le parquet craque sous le poids de l’exil. Lui aussi pleure. Il publie La diva aux pieds nus, un album dont la diaspora raffole. La diva aux pieds nus, l’oxymore qui la fait connaître, souvenir d’un temps où les Noirs du Cap-Vert n’avaient pas droit de cité sur les trottoirs parce qu’ils n’étaient pas chaussés.

A cette époque, elle apparaît sur scène dans des robes-tunnels, elle ne bouge presque pas. Ses yeux écartés. La langueur triste. Le contraire d’une diva. Mais chacun sait, en la voyant, que son créole patiné a des résonances universelles. Cesaria Evora n’est pas taillée pour l’adulation. Elle répond aux journalistes en demi-phrases vaporeuses, des volutes de fumée, un sourire las. Elle raconte volontiers ses hommes, des footballeurs, des passants, qui la guérissent un instant de toute cette route. Quatre ans plus tard, elle enregistre Sodade qui devrait un jour être consacré hymne national du Cap-Vert. Cesaria parvient en un morceau à placer sur la carte cet archipel, dix îles où il faut se battre pour l’eau douce, où le soufflet des accordéons seul rafraîchit l’air ambiant. Sodade, la plupart l’ignorent, est un chant de combat. Il décrit le travail forcé, organisé par la colonie portugaise, dans les plantations de São- Tomé-et-Principe.

En 1999, elle entonne Café Atlantico, une vague immense. Les papys cubains sont passés par là. C’est un temps où les musiques du monde servent pour l’Occident de repli vers des temps plus sûrs. Une sorte de monde idéal, loin de la pop et du show-biz, où l’authenticité se pose en valeur absolue. Jusqu’ici, Cesaria a vendu plus de 4,5 millions d’albums. Elle chante partout, de Tokyo à Los Angeles. Et la file est longue devant sa maison cap-verdienne pour recueillir quelques miettes d’une fortune à laquelle elle ne s’habitue pas. Elle arbore un nouveau sourire, une rangée de dents de lait fabriquées pour elle. Elle distribue son argent à qui veut une voiture ou un billet d’avion sans retour. Ce sont des prêts dont elle sait qu’elle ne verra plus la couleur. Elle distribue à l’encan ses blagues salaces et ses mornas, ses mélopées, depuis un trône de cuir jeune. Les candidats à la présidence se ruent dans son salon pour obtenir son adoubement. Elle lâche un petit rire flatté et grignote une chips.

Cesaria Evora chante avec Caetano Veloso, Bernard Lavilliers, Salif Keita, chacun veut toucher de près ce secret magnétique qui transforme une petite femme au manteau boutonné en impératrice des nuits marines. Elle apparaît en des clips télévisés, sur des falaises à pic, face à des soleils qui n’en finissent pas de se coucher. Elle incarne quelque chose qui la dépasse, Pénélope face à la mer, mais aussi Homère en personne. L’héroïne tragique autant que la poétesse qui en fait le récit. Après une opération à cœur ouvert, après des sommations de médecins éperdus qui veulent son abstinence, sa voix bouge encore. Elle descend de quelques tons. Et, étrangement, de cette gravité, elle fait un jeu. Elle enregistre des chants plus légers. Dans Nha Sentimento, elle bouscule des coladeras de bal forain, remise ses mornas aux mélancolies sans fond. On s’aperçoit alors que Cesaria Evora, malgré son regard, mise également sur un bonheur possible. Elle a réussi. Ne s’en cache pas. Et le partage.

Il restera de Cesaria, au lendemain de sa mort précoce, le souvenir d’une interprète dont l’accent si enraciné a été compris au-delà des océans. Mais aussi, par l’intelligence de son producteur qui utilise la chanteuse comme une locomotive pour un pays auquel il donnerait tout, Evora aura permis à une nouvelle génération de musiciens cap-verdiens d’émerger. Ils lui doivent beaucoup, Teofilo Chantre, Tcheka, mais également Mayra Andrade et d’autres, tous ceux qui, après elle, ont chanté la lusophonie des anciennes colonies avec une audace d’affranchi.