«Charlie et le dessin m’ont sauvé»

Héritage Dilem se souvient du havre de paix et de fraternité qu’a été pour lui «Charlie Hebdo» dans la décennie noire qu’a connue l’Algérie

Toujours menacé, le dessinateur n’entend rien céder, fidèle à l’esprit de ses pairs

Ali Dilem doit beaucoup à Charlie Hebdo. Alors qu’il débutait dans la profession, il devait déjà fuir l’Algérie en proie au terrorisme au début des années 1990. C’est à Paris qu’il va reprendre goût à la vie et à son métier auprès de ses confrères. De retour au pays depuis quelques années, il a subi de nombreuses pressions du pouvoir. Il continue pourtant, à 47 ans, d’alimenter le quotidien algérien Liberté de ses dessins irrévérencieux. Membre de l’association Cartooning for Peace, Dilem s’est confié au téléphone, la rage au cœur.

Le Temps: Quelle a été votre réaction à l’annonce de l’attentat?

Ali Dilem: Je me suis senti atteint dans ma chair. Il n’y a pas qu’en Algérie qu’il ne fait pas bon être dessinateur… J’ai eu le sentiment d’être un petit planqué, ici à Alger. Quelle ironie! En 1994, c’est Charlie qui m’avait accueilli après une vague d’assassinats de journalistes dont deux dessinateurs, en Algérie. Je me suis toujours dit que Paris était la première destination pour rester en vie. Aujourd’hui, c’est là qu’ils frappent. – «Charlie Hebdo», pour vous?

– C’est en quelque sorte ma première famille dans le métier. Quand j’ai trouvé refuge à Paris, j’ai assisté plusieurs fois aux réunions de rédaction du mercredi. Ça n’avait rien à voir avec les briefings de rédactions classiques où chacun présente son sujet, à tour de rôle, et où on s’ennuie. Chez Charlie, les dessins n’arrêtaient pas de circuler et on se fendait la gueule. Ils m’ont traité comme un collègue, alors que je n’étais qu’un petit jeune. Charlie Hebdo, c’est plus qu’un métier, c’est un esprit. Un esprit décalé. Le parti pris est que rien n’est trop sérieux pour ne pas être dessiné.

– Que gardez-vous de ce compagnonnage?

– J’ai passé deux ans avec eux. Cabu était la gentillesse et la bonté mêmes. Il pouvait avoir le trait très dur, mais il était tellement doux. Et Tignous, qui était de ma génération… (sa voix se brise, ndlr), on s’aimait profondément. On avait fait un jour un voyage au Burkina Faso, et il me parlait souvent de l’avenir de ses deux filles. J’y ai repensé hier et ça fait mal. Ils m’ont donné envie de continuer à faire ce métier. Si j’ai pu m’en sortir, c’est grâce à eux et au dessin. Ils m’ont évité de sombrer dans la folie.

– Comment réagir et rebondir après ce qui est arrivé?

– La décence voudrait que je vous dise: «On va continuer, c’est une question de principe…» Mais là, je ne peux pas, ça fait trop mal. Ils nous ont atteints. Si je m’écoutais, je ne dessinerais plus. Mais je dois bien ça à ceux qui ne sont plus là.

– Les dessinateurs doivent-ils s’autocensurer pour ne pas favoriser la radicalisation d’une société?

– A la question «Peut-on rire de tout?», Cabu répondrait: «Pourquoi pas?» A l’époque des caricatures danoises, j’ai expliqué pourquoi moi je ne ferais pas ce type de dessin. Ce n’est pas ma sensibilité. Mais j’ai été le premier, à Alger, à soutenir mes confrères condamnés. Si je savais que mon travail pouvait vraiment faire du mal à quelqu’un, je m’abstiendrais. Le but n’est pas de faire souffrir. Mais je ne peux pas savoir comment un dessin va être interprété. Et après tout, quand j’en offre un, ceux que ça emmerde n’ont qu’à regarder ailleurs.

– Et le risque de stigmatisation dans le contexte particulier de la France, aujourd’hui?

– J’en ai marre de voir défiler des imams qui disent: «Ce n’est pas ça le vrai islam.» Il n’y a aucune raison de mêler la religion à tout ça. On nous sert de la soupe et c’est insupportable! Je suis musulman mais je refuse d’être représenté par des religieux officiels. Je ne suis qu’un dessinateur, ce que je pense n’est pas forcément vrai. Et je n’ai pas à me préoccuper de la manière dont ça va être reçu.

– Y a-t-il des limites à ne pas franchir?

– Il n’y a que les limites qu’on s’impose. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas être conséquent, humain. On ne peut pas dire n’importe quoi pour dire n’importe quoi. Mais c’est quoi un interdit, un tabou, une sacralité? Il y a quelques années, par exemple, j’ai dessiné ce qu’il y a de plus sacré dans mon pays: le président. Eh bien, il est devenu un peu moins sacré et il y a eu d’autres dessins de lui depuis. Et quand il y a eu un massacre de 400 personnes durant les années noires, je ne me suis pas posé la question. Il fallait un dessin. Il a été perçu comme une promesse de normalité. On avait un visage humain dans la tragédie.

– Comment évolue la liberté d’expression dans les pays arabes?

– On ne doit pas attendre d’avoir plus d’espace, il faut le conquérir. Je dis souvent à mes confrères marocains ou tunisiens qu’il ne faut pas intégrer la peur. Nos pays sont avides d’images. Il y a une utilité du dessin, toujours. Pour exorciser les peurs, humaniser les gens, leur donner envie de croire qu’on peut continuer. On m’a collé une cinquantaine de procès. A mes juges, je disais: «Un dessin n’a jamais tué personne.»

– Etes-vous toujours l’objet de menaces en Algérie?

– Elles sont quotidiennes. J’ai toujours refusé qu’on dise que j’étais condamné. Ce n’est pas un mérite. C’est la valeur de mon travail qui devrait compter.

– Bénéficiez-vous d’une protection?

– C’est de l’humour? J’ai appris à me prendre en charge. Je n’ai pas d’arme, je suis un dessinateur. Mon garde du corps, c’est ma prudence.