presse
Le dernier numéro, sorti une semaine après le massacre, mêle travail «habituel» et vibrants hommages. Les contributions des disparus émaillent le journal

«Charlie Hebdo», toujours bête et méchant
Presse Le dernier numéro, sorti une semaine après le massacre, mêle travail «habituel» et vibrants hommages
Les contributions des disparus émaillent le journal
Prendre le dernier Charlie dans les mains, ce jeudi seulement pour les résidents en Suisse, c’est avoir le sentiment de détenir une édition très spéciale, un morceau d’histoire qui fait déjà collector. Le feuilleter, c’est retrouver un ami qui aurait perdu ses jambes ou ses bras. La discussion file presque comme à l’habitude, mais le regard bute, régulièrement, sur ce qui manque. Le numéro 1178 de Charlie Hebdo, tiré à 5 millions d’exemplaires une semaine tout juste après le massacre qui a emporté huit membres de la rédaction, est un hommage aux disparus autant qu’un message de résistance affirmant «Nous continuons». Tout est différent, et rien n’a changé.
Le Prophète est toujours là, en une même, croqué malgré les menaces et surtout à cause d’elles. Cette fois cependant, il pleure et il y a de quoi. Pied de nez magistral aux terroristes, retournement subtil, il affirme lui aussi «Je suis Charlie». Le titre, magnanime, sagace… et chrétien, assure que «Tout est pardonné». Beaucoup, déjà, ont vu des verges et des testicules (Charlie aurait parlé d’une bite) dans son visage et son turban. Laissons à Luz, auteur de la couverture, le plaisir d’avoir semé le doute.
En page 2 et 3, entouré de dessins de Tignous, Charb, Cabu et Wolinski – les dessinateurs tués dans l’attaque – et des portraits crayonnés des victimes, l’édito de Gérard Biard. «Est-ce qu’il y aura encore des «Oui, mais?» s’interroge le rédacteur en chef, pointant notamment ceux qui condamnent les terroristes tout en précisant que Charlie, quand même, allait un peu loin. En der, dans le toujours très attendu inventaire des «couvertures auxquelles vous avez échappé», Babouse lui fait écho en dessinant Plantu tenant une pancarte «Je suis Charlie, mais…».
«Les millions de personnes anonymes, toutes les institutions, tous les chefs d’Etat et de gouvernement, toutes les personnalités politiques, intellectuelles et médiatiques, tous les dignitaires religieux qui, cette semaine, ont proclamé «Je suis Charlie» doivent savoir que ça veut dire aussi «Je suis la laïcité», rappelle Gérard Biard. Et de conclure son texte sur cette boutade tellement Charlie et qui n’en est pas une, au fond: «Nous n’acceptons que les cloches de Notre-Dame sonnent en notre honneur que lorsque ce sont les Femen qui les font tinter.»
On a beaucoup dit que l’humour Charlie était potache, vulgaire, bête et méchant, comme le voulait le slogan de l’ancêtre Hara-Kiri. C’est vrai, mais il est aussi férocement intelligent et subtil. Cette aptitude à prendre de la hauteur, à faire résonner entre eux des événements a priori distincts, ne fait pas défaut dans ce dernier numéro, malgré le contexte. Le dessin illustrant ce papier en est un autre exemple. Les croquis de la double page centrale, reproduite dans Le Temps de mercredi, montrent la capacité à rire du pire, toujours. «Dimanche 11 janvier 2015: plus de monde pour Charlie que pour la messe.» Ou bien cet admirable bilan de Luz, avec les «+» et les «–» des jours d’après. La foule est massive, mais elle entonne La Marseillaise. Philippe Katerine «ramène de la beuh le lendemain», mais il faut «serrer la main de Manuel Valls». Etc.
Charlie, donc, continue. Les dessinateurs dessinent et les journalistes font leur boulot de journalistes. Laurent Léger, rescapé de la fusillade, signe un article sur les failles françaises dans la lutte antiterroriste, «les trous dans la raquette» selon le jargon policier. Jean-Baptiste Thoret livre un hommage au cinéaste Francesco Rosi, tout juste décédé. Solène Chalvon rédige une revue de presse internationale, et particulièrement musulmane, sur l’attentat.
Les dessins et les textes des morts émaillent le journal. Sans distinction, comme si leurs auteurs étaient encore là, comme s’ils les avaient façonnés pour ce nouveau numéro. «Il ne faut pas toucher aux gens de Charlie Hebdo, sinon ils vont passer pour des martyrs et, une fois au paradis, ces enfoirés vont nous piquer toutes nos vierges!» discourt un barbu dans un croquis de Tignous. Tiens donc.
Et puis il y a les contributions extrêmement personnelles, touchantes. Les bribes de cette dernière conférence de rédaction, à travers les pas de Lila, le cocker de Charlie, et sous la plume de Sigolène Vinson. Le strip de Riad Sattouf, revenu à l’hebdo pour l’occasion. Les portraits d’Honoré, Elsa Cayat et Tignous par Antonio Fischetti, vivant, sans doute, parce qu’il était à un enterrement au moment du drame. La très belle chronique de Patrick Pelloux, l’urgentiste de la bande arrivé trop tard pour sauver ses amis. Emouvant hommage d’un amnésique volontaire. «Quelle heure est-il? Je vais jamais finir à temps pour le bouclage du journal et Charb va encore m’engueuler»…
«Dimanche 11 janvier 2015: plus de monde pour «Charlie» que pour la messe»