On parle d'un temps où le Sud américain n'avait pas encore vraiment interrogé ses vieilles habitudes ségrégationnistes. Un temps où il n'était pas envisageable que, dans la barbarie des champs de coton, le plus important mouvement musical du XXe siècle ait pu voir le jour. A 15 ans, Alan Lomax suivait son père, John Avery, un enregistreur préhistorique de plus de 220 kg rangé dans la camionnette. Il venait d'Austin, Texas. Il arpentait le delta du Mississippi, dans l'idée visionnaire que le chant noir, chant d'oppression par excellence, devait un jour changer l'histoire du monde. «Un missionnaire», disait de lui Bob Dylan. A 87 ans, vendredi, Alan Lomax est décédé en Floride. Il avait donné une voix à cette Amérique occultée.

Pionnière des enregistrements de terrain, la famille Lomax obtient, en 1933, un premier indice de reconnaissance. A Washington, la Bibliothèque du Congrès a décidé d'archiver certaines de ses bandes. Folkloriste fanatique, mélomane savant, Alan a déjà pratiquement pris la succession de son père. Il chasse le blues dans les plantations, navigue à vue. A cette époque, presque aucune étude ne distingue les différents courants émergents. Le delta fourmille sans que personne, dans la communauté blanche, daigne s'y plonger réellement. Alan Lomax marche à l'oreille. Glorieusement. Jusque dans les années 50, il tend un microphone à des timbres devenus fondateurs. Celui de Memphis Slim, Sonny Boy Williamson, Little Walter Johnson. Et un petit gars, qui emballe le coton, surnommé Muddy Waters. Grâce à Lomax, il n'est pas outrancier de l'affirmer, Elvis Presley et d'autres ont inventé le rock'n'roll, la pop music.

Alan Lomax se rend là où cela se passe. Dans les pénitenciers noirs parce que, selon lui, «les prisonniers mettent de la dynamite dans leur voix. Il y a plus de chaleur émotionnelle, plus de puissance, plus de noblesse dans ce qu'ils font que dans ce que tous les Beethoven et les Bach ont pu produire.» Davantage qu'une formule. Lorsque Lomax capture la musique du forçat Huddie Ledbetter, incarcéré pour meurtre dans les geôles de la prison Angola, il met au jour un artiste, connu sous le nom de Leadbelly, dont le génie gifle les tympans. Avec Jelly Roll Morton, père pianiste du jazz, il réalise huit heures d'enregistrement. Et, à partir de cette expérience, écrit une biographie intitulée Mister Jelly Roll. Ces années-là, le chercheur comprend que sa vocation dépasse l'illustration d'un patrimoine local. Si le Sud américain a ses Mozart, le reste du monde doit en compter aussi. Il voyage donc en Haïti, aux Bahamas, en Espagne, en Italie. Il fonde une ethnomusicologie instinctive, basée sur une éthique intime.

«Toutes les cultures doivent bénéficier d'un temps d'écoute. Quand un peuple ou une tribu voient ou entendent leurs propres traditions dans un grand média, diffusées avec le soin réservé généralement aux importants centres urbains, et quand ils entendent que leurs traditions sont enseignées à leurs propres enfants, quelque chose de magique apparaît. Ils voient que leur style propre est aussi bon que les autres.» Utopiste magnifique, producteur de disques plus que scientifique, Lomax élabore la plus large collection de folklores et de traditions de tous les temps. Il se charge de l'édition, produit des émissions de radio, de télévision, réalise des documentaires. Presque une dynastie. Aujourd'hui, à New York, au sein de l'Association For Cultural Equity, la fille d'Alan fait fructifier l'héritage familial. Présidente de la fondation Lomax, Anna Lomax Chairetakis a vendu les droits de quelques bandes à Moby (le fameux «Natural Blues») et les prises de son père ont alimenté la bande originale du film O Brother, Where are thou? des frères Coen.

A Manhattan, dans deux ou trois pièces étroites, les colossales archives se déploient en rangs serrés. Des milliers d'exemples annotés dévorent les armoires. Dès les années 60, Alan Lomax souhaite recenser toutes les formes d'expressions musicale et chorégraphique existantes. Par les méthodes de classification Cantometrics et Choreometrics, largement controversées dans le milieu ethnographique, il décide de révéler les liens même impalpables entre des traditions situées aux antipodes. Pour son projet global, il engage un tromboniste et ethnomusicologue new-yorkais qui l'accompagne par intermittence jusqu'en 1994. Joint hier par téléphone, Roswell Rudd se souvient d'un être passionné: «Il voulait révéler la part d'universalité de la musique. Il était un amoureux avant tout. Grâce à lui, beaucoup de gens sont devenus plus ouverts à leur propre culture et aux cultures d'autrui.»