Le château de Vaudijon, creuset de la renaissance du vin à Neuchâtel
Grandes familles, grandes demeures (1/5)
A Colombier, le prestigieux domaine surplombe la plaine d’Areuse. Il a appartenu à plusieurs familles neuchâteloises jusqu’en 2000. Passé en mains hollandaises puis françaises, il est en train de retrouver sa place dans le vignoble neuchâtelois

On le distingue bien lorsqu’on arrive à Neuchâtel par l’autoroute A5: au-dessus des vignes en terrasses, le château de Vaudijon domine majestueusement la plaine d’Areuse. Construite au début du XIXe siècle, la résidence n’est pas associée à une grande famille neuchâteloise, mais à plusieurs: les DuPasquier, les Bovet, les Bonhôte, les Morin, les Morf sont passés par là. Et son histoire est étroitement liée à celle des indiennes, ces tissus peints qui ont fait la réputation mondiale de Neuchâtel au XVIIIe siècle.
Celui qui a fait construire le bâtiment, Jean-Pierre DuPasquier, était le fils d’un des deux fondateurs de la «Fabrique-Neuve de toiles peintes à Cortaillod», rappelle Jean Courvoisier, qui fut archiviste cantonal de 1977 à 1987, dans ses «Notes sur la construction de Vaudijon». L’historien compare l’immeuble à un «vrai château de la province française, c’est-à-dire une maison de maître au centre de son domaine». «Elle était isolée au moment de sa construction dans un lieu choisi et dominant, tout à fait remarquable dans le Pays de Neuchâtel», complète-t-il.
Jean-Pierre DuPasquier, qui «dut hériter d’une coquette part de fortune», se consacra davantage à l’édification de son manoir qu’à l’industrie des indiennes, comme le démontre sa décision de céder, en 1800, «ses droits sur la fabrique de toiles peintes de Marin à la société DuPasquier & Cie pour recevoir notamment, en contrepartie, une vigne à Vaudijon». En 1791, il avait déjà acquis deux vignes à cet endroit et un premier plan de construction s’inspire d’une gravure bernoise de 1793.
Plus de vingt-cinq ans de travaux
Si un premier plan semble s’inspirer d’une gravure bernoise de 1793, le début de la construction n’est pas daté avec précision. On part du principe qu’il suivit de peu la vente des droits de Jean-Pierre DuPasquier sur la fabrique d’indiennes. L’édification fut longue et rocambolesque. Jean Courvoisier considère qu’elle ne fut achevée qu’en 1827, lorsque le peintre, critique d’art et historien Auguste Bachelin dirigea «les derniers travaux d’achèvement et la pose du parquet d’une des plus remarquables maisons de la campagne neuchâteloise». S’il fallut autant de temps, c’est principalement à cause des difficultés de financement rencontrées par Jean-Pierre DuPasquier, mais aussi de différends avec des voisins et des maîtres d’état.
Célibataire, sans enfants, Jean-Pierre DuPasquier s’éteignit en 1841. C’est la veuve de son neveu Henri-Louis Bovet, issu d’une des autres grandes familles du monde des indiennes, qui racheta le domaine. Rose-Salomé Bovet née Bonhôte le céda ensuite à son fils Paul-Henri, lui aussi marié à une Bonhôte, «à la suite d’un arrangement de famille», précise Jean Courvoisier.
De tous les résidents de Vaudijon, Eugène Bonhôte est sans doute le plus célèbre. Avocat, député libéral, conseiller national de 1912 à 1924, il était le rédacteur du Code neuchâtelois de procédure civile et fut surnommé le «gardien de la Constitution». Deux lettres signées de sa main, adressées en 1883 au célèbre linguiste genevois Ferdinand de Saussure et datées de Vaudijon, ont été archivées. Sa mère était une DuPasquier, sa femme une de Chambrier, autre famille illustre du canton de Neuchâtel.
Ernest Morf, amateur de belles bâtisses
La demeure fut occupée au début du XXe siècle par la famille Morin, apparentée à Eugène Bonhôte, puis vendue en 1958 par la veuve de Pierre Morin à un industriel chaux-de-fonnier, Ernest Morf. Il était le fondateur de la manufacture horlogère Montremo (acronyme de Montres E. Mo.), qui fabrique toujours des cadrans aujourd’hui. Il était un amateur de belles bâtisses et de vieilles pierres. En 1953, il avait acquis la Villa Prangins à Nyon. Sa famille – son fils Victor la reprit en 1971 – conserva cette ancienne résidence des descendants de Napoléon jusqu’en 1984. Elle est devenue le club house du Golf du Domaine impérial. Ernest Morf fut aussi le propriétaire du château de Champvent, où il fut enseveli après son décès en 1974 mais qui appartient aujourd’hui à la femme d’affaires d’origine allemande Christiane Leister, propriétaire du groupe industriel obwaldien du même nom.
Des inventions horlogères brevetées au nom d’Ernest Morf portent l’étiquette de Vaudijon. Le Chaux-de-Fonnier était aussi amateur de chevaux: le vaste domaine de Vaudijon était tout à fait adapté à la pratique de l’art équestre. Après sa mort, il fut la propriété de sa fille Christine, cavalière, juge de dressage et auteure de Quelle vie de cheval!, paru en 2009, et de son mari Charles Froidevaux-Morf jusqu’en 2000.
Propriétaires hollandais puis français
Une page d’histoire se tourna cette année-là: la maison de maître sortit du giron des grandes familles neuchâteloises. Son destin devint international. C’est en effet un couple néerlando-sud-africain, le fondateur de la marque horlogère Magellan Everhard Vissers et son épouse Brigitte, qui la racheta et la conserva une dizaine d’années.
En 2012, une famille bordelaise acquit la propriété de 12 hectares, qui comprend un vaste parc forestier riche en arbres majestueux et 4,52 hectares de vigne. Laurent Lozano est né à Libourne. «La ville est surtout connue pour sa banlieue: Saint-Emilion, Pomerol et Lussac sont juste à côté», sourit-il. Il a étudié le vin à Bordeaux avant de sillonner le monde, traversant notamment l’Australie et l’Asie. Il a travaillé dix ans chez Hennessy, en particulier comme directeur de recherche. Il était dans le sud de la France lorsqu’il a eu vent de la vente de Vaudijon, qu’il ne connaissait pas. Mais il avait envie de se lancer un nouveau défi. Comme un de ses quatre enfants était déjà à Genève, et même s’il avait visité «quelques autres domaines ailleurs», le départ pour la Suisse s’imposa comme une évidence.
Le pinot noir, «un cépage fantastique»
«La structure du domaine est très intéressante. Toutes les vignes sont attenantes au bâtiment. C’est plus facile pour passer en culture biologique, un choix que j’avais décidé de faire», commente-t-il. Il avait envie de reprendre lui-même l’exploitation de la vigne et la fabrication du vin, un travail effectué jusqu’alors par un vigneron de Colombier pour le compte du Château d’Auvernier, propriété de la famille Grosjean. Cela faisait d’ailleurs plusieurs décennies que le raisin n’avait pas été travaillé directement sur place.
Laurent Lozano n’a rien changé à la répartition des cépages, dont la typicité l’a séduit. «Comme Bordelais, j’ai été baptisé aux deux sauvignons et au merlot, qu’on peut produire un peu partout. Puis j’ai fait des syrahs et des cabernets plutôt forts. Ici, il y a, outre le chasselas et le chardonnay, le pinot noir, un cépage fantastique qui répond finement aux conditions climatiques et aux sols. Cela oblige à réapprendre à goûter», relève-t-il. Lancée en 1024, la production est de 25 000 à 30 000 bouteilles par an, dont un petit 10% de chardonnay barriqué.
Salon-bibliothèque à l’anglaise
Il fallut pour cela entreprendre des transformations. La ferme attenante, adossée à la colline boisée et reconstruite après un incendie en 1907, disposait de grands espaces intérieurs, mais la cave, divisée en deux espaces, n’était pas fonctionnelle. Le sol était en terre battue et des tins étaient posés sur le sol, prêts à accueillir des foudres inexistants. De lourdes dalles ont été transférées du rez-de-chaussée, coupées et ajustées sur la terre. «La plus grosse pesait 800 kilos», se souvient le viticulteur. La cave voûtée a été réagencée. Elle accueille désormais des fûts disposés en deux blocs, l’un, carré, sur le pourtour, l’autre, octogonal, entourant le monumental pilier central. Au-dessus, des cuves de vinification toutes neuves ont été installées. Laurent Lozano prévoit encore de réhabiliter l’ancienne glacière creusée dans la partie arrière de la bâtisse, aujourd’hui barrée par une porte en bois vermoulue. Et comme on ne se refait pas, il envisage aussi de produire un peu de cognac.
Il compte encore aménager des espaces de réception digne du lieu, en l’occurrence un salon-bibliothèque décoré de tables et de chaises anciennes, de livres rachetés à un éditeur français et d’ouvrages d’art. L’ensemble créera une atmosphère rappelant les clubs londoniens des XIXe et XXe siècles chers à Phileas Fogg, à Sherlock Holmes et à Blake et Mortimer. A l’extérieur, côté ouest, un jardin rectangulaire flanqué d’une serre à restaurer, dans lequel on trouvera des plantes aromatiques et médicinales, accueillera lui aussi les visiteurs.
Un salon «unique en Suisse»
Une demeure telle que Vaudijon, qui compte une vingtaine de pièces et dont l’attribution au style Empire a été «nuancée» par Jean Courvoisier en raison de ses touches néoclassiques, exige un entretien permanent. Sur ce plan, le travail n’a jamais manqué et ne manquera jamais. «Il faut beaucoup de temps pour comprendre la logique et la philosophie du bâtiment», confie le châtelain actuel. Mais certains travaux sont plus urgents que d’autres. La façade ouest et ses marquises, très exposées, ont été recouvertes de tavillons, un ancien appendice a été détruit et une fenêtre à guillotine a ainsi pu être réhabilitée.
«Je n’ai pas la liberté de transformer et je n’ai pas envie de la prendre. C’est normal pour une telle maison. Nous changeons donc très peu de choses», souligne Laurent Lozano. A l’intérieur, le propriétaire a conservé l’essentiel du mobilier, qui a été complété par des objets trouvés chez l’antiquaire vaudois qui avait déjà travaillé avec Ernest Morf. Quelques pièces personnelles, tel un piano à queue, ont trouvé leur place dans le grand salon en rotonde qui s’ouvre sur la terrasse.
Jean Courvoisier a qualifié de salon circulaire d’«unique en Suisse. […] Il rappelle les rotondes bien connues de Bagatelle, par François-Joseph Bélanger (1778), de l’hôtel de Salm dû à Pierre Rousseau (1786), voire du plus proche hôtel de l’Intendance à Besançon, conçu par Victor Louis (1771-1778)», a-t-il écrit. Les bas-reliefs gravés sur la façade sud, une allégorie qui représente le Printemps, l’Eté et l’Automne, sont encore en bon état. Toutefois, dans une telle construction, l’isolation est un problème constant. «La laine de roche utilisée laisse beaucoup de poussière. Je veux la remplacer par de l’isolation naturelle comme du chanvre ou de la fibre de bois», confie Laurent Lozano.
«Nous adorons voir les avions»
Il veut aussi rétablir les extérieurs dans leur apparence originelle. Sur les plans de l’époque, le jardin extérieur, à la française, aménagé trois mètres en contrebas de la terrasse, est bien visible. Jean Courvoisier mentionne une «double rangée d’arbres taillés» qui «forme, sur les côtés, comme deux fers à cheval ouverts en direction de la maison». Surtout, l’espace était marqué par la présence, en son centre, d’un grand bassin. Or, celui-ci avait été déplacé à côté de la ferme et remplacé par une piscine.
«Je souhaite redonner au jardin son aspect d’origine», dit Laurent Lozano. Le bassin a déjà été remis à sa place. Le reste suivra. Autour du château, les allées en gravier ont été remplacées par de l’herbe, ce qui correspond mieux à sa philosophie bio, aucun produit désherbant n’étant nécessaire. L’espace réservé aux chevaux a été mis à la disposition d’une vétérinaire et un apiculteur voisin a installé un rucher sur le domaine. De la grande terrasse, la vue sur la plaine d’Areuse, le lac de Neuchâtel et les Alpes est imprenable. Côté sud-est, une zone industrielle jouxte l’aérodrome, pompeusement nommé «Neuchâtel Airport» sur Internet, mais qui dérange peu. «De toute façon, nous adorons voir les avions», confie le châtelain bordelais.
L’autoroute, c’est une autre affaire. Elle est là, en contrebas des vignes. On l’entend bien. Pourtant, les propriétaires précédents avaient fait ériger une butte antibruit longue de 440 mètres et haute de 5 mètres pour la cacher. L’affaire avait fait grand bruit, c’est le cas de le dire. Selon la presse locale, ils déboursèrent pour cela un million de francs, notamment pour racheter l’ancienne route cantonale, qui disparut dans la verdure. Une fois que les arbres auront grandi, le bitume routier ne sera normalement plus visible d’en haut. Vaudijon retrouvera alors (en principe) la quiétude qui avait séduit Jean-Pierre DuPasquier voici deux siècles.