Neuchâtel envoie la culture aux abattoirs

Conversion Anniversaire du Centre d’art de Neuchâtel à Serrières, naissance du QG à La Chaux-de-Fonds, tout se passe à l’abattoir

Mais ces réaffectations ne sont pas isolées

Là où l’on faisait boucherie, où le sang coulait vers la rivière, où d’immenses frigos gardaient la viande fraîche, maintenant le regard se perd dans de grandes toiles, on regarde des vidéos d’artistes, on assiste à des performances, des concerts. Dans les imposants abattoirs de La Chaux-de-Fonds, monuments historiques dès 1988, Patrimoine mondial de l’Unesco depuis 2009, comme le reste de l’urbanisme horloger de la ville, le Quartier général, ou plus simplement le QG, est encore un peu perdu dans l’immensité des lieux. A Serrières, l’anniversaire du Centre d’art de Neuchâtel (CAN) occupe au contraire le moindre espace de bâtiments voués eux à une destruction prochaine, survivance du passé industrieux du quartier.

Ces deux exemples neuchâtelois de réaffectations sont en fait exemplaires d’un mouvement bien plus général. Les abattoirs, au même titre que d’autres industries, ne font plus partie du paysage urbain, à la manière du Meatpaking District new-yorkais devenu si tendance et où a ouvert ce printemps le nouveau Whitney Museum.

En 2010, dans le cadre de leur master à l’EPFL, Jessica Matthey-de-l’Endroit et Nathalie Pochon s’étaient penchées sur le cas chaux-de-fonnier. Leur étude rappelle que les abattoirs ont en fait une histoire assez courte, qui remonte seulement au début du XIXe siècle et qui depuis a évolué en fonction des rapports établis par la société avec l’hygiène, avec la consommation carnée, et en fonction de la libéralisation du marché mondial de la viande, qui fait venir nos cuisses de poulets de Chine et nos steaks hachés de Roumanie ou de Pologne.

Au début du XXe siècle, les abattoirs de La Chaux-de-Fonds sont construits selon le modèle allemand, plus tayloriste et hygiéniste que le modèle français. La bête vivante ne voit jamais la viande, pas plus que les acheteurs ne voient un animal sur pieds. Et les employés n’ont plus forcément besoin du savoir complexe du boucher, chacun se voyant attribuer une tâche. La visite des lieux, autour de la grande cour couverte, permet encore de se faire une image assez claire des circulations. Ainsi, au-dessus de ce qui reste de la grande machinerie électrique, une plaque signale que ce tuyau-ci correspond à l’échaudage, à la triperie, à l’autoclave à fondre la graisse et à la boyauderie.

Ce sont justement les anciens locaux de la triperie ainsi qu’un ancien hall d’abattage que la ville loue à l’association Quartier général. Quelque 500 m2 seulement mais des plafonds à 6 mètres qui permettent d’envisager des œuvres de grands volumes. Contrairement aux industries chimiques ou métalliques qui demandent des nettoyages en profondeur chers et complexes, les abattoirs n’exigent qu’un assainissement minimal. Par contre, un bâtiment classé comme celui de La Chaux-de-Fonds interdit de planter le moindre clou. Il a fallu penser des structures de bois amovibles pour permettre les accrochages. C’est avant tout un lieu d’exposition, mais sa directrice, Corinna Weiss, le veut aussi pluridisciplinaire et vivant.

On le voit, l’histoire du QG ne fait que commencer et elle dépendra beaucoup du reste des affectations décidées par la Ville pour les locaux encore vides. Un brasseur a commencé à y réaliser ses breuvages. Et depuis 2003 déjà l’association Park N’Sun a inauguré son skatepark couvert, ce qui n’est pas du luxe dans une ville d’altitude.

Les anciens abattoirs de Serrières n’ont ni le même passé grandiose ni le même avenir plein d’espérance. S’ils ont été investis depuis fin août et jusqu’au 3 octobre par le Centre d’art de Neuchâtel, leur vie ne tient ensuite qu’à l’activation de quelques projets d’urbanisation. C’est dire que les artistes de l’anniversaire du CAN ont pu s’en donner à cœur joie, trouant les murs, suspendant des œuvres aux crochets de boucherie restants. Dans ce quartier de moulins et de scieries au Moyen Age, de papeterie et de chocolaterie plus récemment, le CAN donne une des dernières impulsions possibles à un tissu associatif très serré, tant social que culturel, qui risque de s’affaiblir avec la revalorisation envisagée du vallon.

En visitant le joyeux chantier que sont les anciens abattoirs de Serrières ces temps, le souvenir de leurs cousins sierrois nous est revenu. En 1991 déjà, une «disco­steak» ouvrait dans ces espaces désaffectés depuis un quart de siècle déjà. Elle était inaugurée en coupant, non pas un ruban, mais une chaîne de saucisses. C’était la première discothèque de Sierre, un vrai souffle pour la jeunesse locale. Depuis quelques années, les anciens abattoirs ont été confiés par la Ville à l’Aslec, le centre de loisirs de la commune. Les activités se sont diversifiées, gérées par diverses associations. Les groupes locaux peuvent y répéter sans gêner les voisins, la salle de concert de l’Hacienda assure un programme tout à fait digne, des vidéastes amateurs font vivre une salle de projection. Et les crochets de boucherie, peints en rouge, sont toujours là pour rappeler la mémoire des lieux même si alentour le quartier est en train de se transformer complètement.

A Sierre, en 1991, une «discosteak» ouvrait dans des espaces désaffectés depuis un quart de siècle déjà