Chefs-d’œuvre en stock
Beaux-arts
Qu’est-ce qu’un chef-d’œuvre? Le nouveau Centre Pompidou-Metz invite à réfléchir à cette notion à travers une exposition passionnante, mais pas totalement convaincante
Quand on possède une collection de 65 000 œuvres mais pas assez de cimaises et de surfaces de plancher pour les montrer toutes à la fois, que faut-il donc exposer? Le Centre Pompidou est à l’étroit dans ses murs. Il ouvre cette semaine un nouvel établissement à Metz et ajoute ainsi 5000 m2 aux quelque 20 000 dont il dispose déjà à Paris. Même en renouvelant aussi souvent que possible l’accrochage, la tâche reste insurmontable. Il faut choisir. Faut-il privilégier une sélection thématique, décrire l’histoire de l’art telle qu’elle se raconte à un moment donné? Adopter le point de vue des spécialistes qui voudraient entrer dans les détails ou celui de la plupart des amateurs qui souhaitent voir en vrai les peintures ou les sculptures les plus célèbres?
Le Centre Pompidou-Metz a choisi de jouer cartes sur table avec le public et de le mettre face à ses propres inclinations. Son exposition s’intitule Chefs-d’œuvre?. Le point d’interrogation a son importance, car les 800 objets présentés ne peuvent pas tous en faire partie. Huit cents chefs-d’œuvre d’un seul coup, c’est impossible à digérer. Et les collections du Centre Pompidou abritent-elles autant de prodiges de l’art moderne et contemporain?
L’autorité du chef-d’œuvre
Quand on visite pour la première fois un musée, il y a des choses qu’on ne voudrait manquer sous aucun prétexte. Au Louvre, la Joconde ou la Vénus de Milo, à la National Gallery de Londres, Les Ambassadeurs de Holbein, au Prado de Madrid, Les Ménines de Vélasquez, ou au Reina Sofia et au MoMa de New York, Guernica et Les Demoiselles d’Avignon de Picasso. Personne ne doute que le mot de chef-d’œuvre peut leur être appliqué. Un statut qui vient d’une invention plastique inédite, d’une reconnaissance construite au cours de l’histoire à cause de qualités reconnues par d’autres artistes et par les collectionneurs à travers le temps; ou de leurs associations avec des événements remarquables, un vol, une guerre, un couronnement… On aime, on n’aime pas, peu importe, ce sont des chefs-d’œuvre.
La notion échappe en partie aux jugements de goût, au moins à ces jugements que chaque individu prononce à titre personnel quand il est face à un objet d’art. Elle est aussi imprécise que péremptoire. Dire que c’est un chef-d’œuvre place tout contradicteur en position d’infériorité. Comment peut-il émettre une opinion sur l’art alors qu’il est incapable de reconnaître le chef-d’œuvre du tout-venant? L’application du mot chef-d’œuvre se réclame d’une autorité invisible, d’une caution qui est presque métaphysique et devrait s’imposer à tous.
Or cette notion a une histoire qui remonte au Moyen Age, à l’époque où les apprentis artisans devaient réaliser un objet exceptionnel pour accéder à la position de maître. C’était une performance évaluée par les membres des corporations en fonction de critères reconnus par chacune de ces corporations. Le sens évolue à partir de la Renaissance, notamment quand les peintres réussissent à échapper au statut d’artisan et accèdent à celui d’artiste, ou plus précisément à celui de «personne illustre». Ce n’est plus simplement l’objet qui définit le chef-d’œuvre, c’est aussi celui qui le fait. L’autorité du chef-d’œuvre dépend à la fois des qualités de l’objet et du rang qui est dévolu à son auteur par ses pairs et par ses commanditaires; c’est une autorité en cercle fermé.
La naissance des musées
La naissance des musées publics au XVIIIe siècle élargit le cercle de ceux qui instituent le chef-d’œuvre. D’abord en entrouvrant la porte. Au début, les musées sont surtout destinés aux artistes et aux nouvelles couches de populations qui accèdent à la richesse et au pouvoir. Mais à partir du XIXe siècle, notamment avec l’ouverture des galeries à l’ensemble de la population, avec les grandes expositions internationales depuis les années 1850 et la vague de constructions à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, le musée devient le dépositaire des chefs-d’œuvre et puisqu’il l’est, il devient du même coup celui qui garantit le statut du patrimoine qu’il possède.
Il se constitue à l’origine deux modèles qui opèrent encore aujourd’hui. Celui du Musée du Louvre qui date de la fin du XVIIIe siècle; il est construit à partir de la confiscation des collections royales; il propose un tableau général de l’histoire de l’art qui permet de comparer les chefs-d’œuvre au reste de la création artistique. Celui de la National Gallery de Londres ouverte en 1838; faute de pouvoir s’attribuer les collections royales et celle de l’aristocratie, elle a été conduite à opter pour une sélection de chefs-d’œuvre représentatifs.
La situation se complique à partir de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, parce que les artistes eux-mêmes se mettent à contester la notion. Comme le système du marché leur permet de produire en dehors des contraintes de la commande et de la pression de la clientèle – ils créent d’abord librement avant de proposer leurs œuvres à la vente, avec ou sans succès d’ailleurs –, ils sont moins soumis aux critères extérieurs à leur création personnelle. L’équilibre séculaire entre les qualités reconnues de l’objet et la position d’artiste est rompu; l’artiste prend le pouvoir; il dit ce que doit être l’œuvre d’art. Les musées ont du mal à suivre. Il faudra attendre pour que naissent les musées d’art contemporain et que les œuvres de quelques grands artistes du XXe siècle y soient accueillies; singulièrement en France où le Musée national d’art moderne ne fonctionnera réellement qu’après la Seconde Guerre mondiale.
Bien fait, mal fait, pas fait
C’est cette histoire que tente de raconter le Centre Pompidou-Metz. Après un court passage au Moyen Age auprès de pièces artisanales époustouflantes mais peu nombreuses, on passe très vite au XXe siècle, à l’Exposition universelle de 1937, où il y eut des performances artistiques mémorables, à commencer par Guernica, mais aussi par les immenses reliefs colorés de Robert Delaunay. Puis à la naissance difficile du Musée national d’art moderne, aux choix très conformistes de la première exposition publique pendant la Seconde Guerre mondiale. Enfin à l’ouverture d’un établissement à vocation historique dans un bâtiment construit en 1937, le Palais de Tokyo, et aux prémices de ce qui deviendra le Centre Pompidou, inauguré en 1977.
C’est ensuite une série de questions qui laissent le public trancher. La succession des avant-gardes du XXe siècle, des affirmations plastiques résolument novatrices: s’agit-il de chefs-d’œuvre, d’objets de contemplation pour le futur, de manifestes, de foucades individuelles? Un parcours parallèle entre un musée «rêvé» des chefs-d’œuvre du XXe siècle et une histoire de la construction des musées en France des années 1930 à nos jours. Et pour finir un dernier chapitre encore plus interrogatif que résume de manière aussi astucieuse que limpide une installation murale de Robert Filliou – Bien fait, mal fait, pas fait (1968) –, trois panneaux de bois en contre-plaqué sur lesquels sont collées, à gauche, de petites boîtes parfaitement réalisées, au centre, des boîtes de guingois, et à droite un panneau vide.
A quoi se raccrocher quand les critères ont disparu et que les impressions premières aspirent encore au chef-d’œuvre? Depuis le s années 1900, les artistes ne peuvent plus se fonder sur des valeurs académiques qui existeraient en dehors d’eux et à l’intérieur desquelles ils pourraient déployer leur invention. Ils sont devenus leur propre critère, ils proposent au public un langage que ce dernier ne connaît pas encore et qu’il est contraint d’apprendre avant de «voir» réellement ce qu’il a sous les yeux. Le chef-d’œuvre est toujours dans l’air, mais il n’est pas encore reconnu même s’il aspire à l’être. Depuis les années 1960, la notion elle-même s’écroule, comme la machine que Tinguely a fait s’autodétruire cette année-là devant le MoMa de New York. Que ce soit bien fait, mal fait ou pas encore fait, que reste-t-il à faire?
L’exposition du Centre Pompidou-Metz passe un peu rapidement sur la naissance des musées et sur leur rôle. Elle esquive parfois la difficulté en jouant sur l’ironie. A part Dream Passage with Four Corridors (1984) de Bruce Nauman, Precious Liquids (1992) de Louise Bourgeois ou Respirare l’ombra (1999-2000) de Giuseppe Penone, elle propose peu d’installations spectaculaires de l’art contemporain des dernières décennies alors que le Centre Pompidou en possède. Malgré sa profusion, elle butte peut-être sur l’incertitude des nouvelles tâches des musées d’art moderne et contemporain. Doivent-ils refléter l’histoire telle que la racontent les artistes? Comment provoquent-ils la rencontre entre le public et les nouvelles œuvres d’art, celles qui ne sont pas encore classées, qui apparaissent dans le flux des modes et seront bientôt éclipsées par d’autres? Bien qu’ils soient désormais les principaux garants de l’art, est-il possible de faire confiance aux musées?
Chefs-d’œuvre? Exposition inaugurale du Centre Pompidou-Metz. 1, parvis des Droits de l’homme, Metz. Rens: 00 33 3 87 15 39 39 et www.centrepompidou-metz.fr. Ouvert tous les jours sauf mardi de 11 à 20h (dimanche et lundi de 11 à 18h). «Chefs-d’œuvre dans l’histoire», jusqu’au 25 octobre 2010. «Chefs-d’œuvre à l’infini», jusqu’au 17 janvier 2011. «Histoires de chefs-d’œuvre», jusqu’au 9 mai 2011. «Les Rêves de chefs- d’œuvre», jusqu’au 29 août 2011.