A bout de souffle. Depuis un an, les artistes, directrices et directeurs de manifestations et d'institutions, s’époumonent dans l’ombre. Certains répètent, en catimini, un spectacle ou un concert dans l’hypothèse d’un retour à la lumière. La plupart macèrent une terrible déprime, l’impression d’avoir été rayés de la carte des jours par les politiques. 

«Le Temps» a voulu relayer ce chagrin et cette colère qui gronde, cette incompréhension qui est le lit du malentendu. Nous avons sollicité des créatrices et des créateurs et leur avons proposé de s’adresser au Conseil fédéral. Pour que leurs voix portent comme sur les scènes dont ils sont privés. Pour que les autorités fédérales prennent leurs responsabilités. Pour que dans un avenir qu’on espère proche, public et professionnels aient enfin un horizon. Il y a urgence. Alexandre Demidoff 


«Nous maintiendrons les arts vivants clandestinement»

Vous ne me connaissez peut-être pas, je fais du théâtre. C’est comme ça que je paye mon loyer et c’est aussi le sens que j’ai choisi de donner à ma vie. Je fais partie des travaileur·euse·s·x des arts de la scène qui, comme de nombreuses autres professions, n’ont pas la vie facile en ce moment. Aujourd’hui je ne vous écris pas en tant qu’artiste mais comme citoyenne, spectatrice en manque de théâtre, de danse, de musique, de cinéma, de cirque.

En vrai, vous le savez, l’art ce n’est pas grand-chose, ce n’est même pas vraiment utile. L’art n’agit jamais que par ricochet, par échos lointains, parfois même par hasard ou encore très lentement, par infusion. Il n’est et ne sera jamais une solution d’urgence efficace. Tant mieux, nous ne sommes pas dans une situation d’urgence. L’épidémie dure et se présente comme le début d’une crise nouvelle, annoncée depuis longtemps à cor et à cri par les spécialistes de l’écologie.

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Cette crise nous pose une question politique, au plus beau sens du mot, une question que nous avons trop longtemps éludée: que voulons-nous mettre au centre de nos vies?
Que choisissons-nous comme boussole pour guider les choix de notre société à travers la crise écologique, sociale, migratoire qui s’ouvre devant nous? Quel radeau nous construisons-nous pour traverser cette tempête? Le choix qui est fait actuellement nous est présenté comme une évidence, comme la seule voie possible.

Nous avons le loisir d’acheter des baskets fabriquées par des travailleur·euse·s·x ouïgours sous-payé·e·s·x mais ne sommes pas autorisé·e·s·x à voir une pièce de théâtre. Je suis désolée, mais je ne peux vraiment pas me résoudre à cette proposition. Comment, sans art, trouver le dissensus, le poison et le doute, comment cultiver notre aptitude à l’utopie, au pas de côté, à nous sentir un peu en congé?

Je veux pouvoir encore m’agacer du spectateur qui tousse à côté de moi, encore avoir la sensation d’avoir tout compris sans rien pouvoir expliquer et encore sentir que le frisson qui me parcourt traverse aussi ciels qui dansent à côté de moi.

Mesdames et Messieurs les Conseiller·e·s·x fédéral·e·s·x, si vous pensez que cela n’est pas possible, pas envisageable, pas si important, je vous annonce qu’en ce qui me concerne, je désobéirai. Je pense que je ne serai pas seule. Nous maintiendrons les arts vivants clandestinement, viendront ciels qui en ont besoin comme nous, qui n’imaginent juste pas le monde sans.

Lola Giouse, comédienne


«Le gouvernement fédéral suisse a tout refermé sans perspective de résurrection»

Un mercredi de décembre 2020. Je suis un artiste maudit et masqué dans un train bondé entre Lausanne et Fribourg. J’ouvre ma tablette pour écouter les annonces du Conseil d’Etat vaudois et je découvre que je n’existe pas. Mon travail n’a soudain plus d’utilité. Je peux aller prier, m’agglutiner dans les magasins pour Noël, skier, mais je n’ai plus le droit de travailler. Personne ne viendra dans ma boutique pour les Fêtes. Mon commerce à moi restera fermé. Ma vie est un paradoxe.

Le théâtre, cet art bourgeois qui a tendance à navrer les gens de ma classe sociale, intimider les couches populaires, et amuser avec condescendance les gens bien nés, est ma vie. Je prétends par mes métiers me placer en miroir de la société. Je prétends mettre mon égocentrisme et mon besoin compulsif de lumière au service de la part d’ombre de mon prochain. Mais aujourd’hui, je n’ai plus de reflet.

Et la musique alors? Je pense à ma fille de 22 ans qui vient d’entrer dans une haute école de musique. La musique au moins est universelle, elle dépasse les barrières de classe et de milieu. Mais non. Ma fille ne sert à rien. Elle qui vibre en écholocation dans les salles de concert, je la vois atrophier son sonar lumineux dans la solitude spectrale de salles de répétition aseptisées.

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Non essentiel et sans existence, on me demande de me réinventer dans un au-delà numérique culturel paradisiaque de bureaucrate. Que les corps avec leurs miasmes et leurs fluides se dissolvent, que ces infâmes vestiges charnels s’entre-contaminent dans les favelas pittoresques du monde servile des caissières, des infirmières, des manutentionnaires, des enseignants, des artistes et autres chairs à virus.

En ces beaux jours de décembre avec d’autres inutiles, je me suis révolté. Ce Conseil d’Etat vaudois mordu par tant de serpents nous a reconnus. Je me suis entendu faire des grandes phrases un peu ronflantes sur la démocratie et la culture dans une autre langue étrangère, celle calibrée pour les médias. Et quand, emporté dans mon élan, j’ai dit à mon frère que la culture de proximité que je défends est un service public essentiel qui soigne et nourrit les âmes et la démocratie, j’ai failli lui donner un AVC tellement il a ri de ma prétention.

Et puis, de toute façon, après cette folle semaine de renaissance vaudoise, avec des mouvements martiaux de tête d’œuf à gros sourcils, le gouvernement fédéral suisse a tout refermé sans perspective de résurrection.

1er février 2021, dans le train Lausanne-Genève, le télétravail fait encore plus de ravages car je suis encore masqué, debout et compressé contre des variants menaçants du monde entier. Je répète semi-clandestinement un spectacle déjà reporté à juin 2023. Je rêve aux salles de spectacle espagnoles qui sont restées ouvertes. Avoir été un pays privé de démocratie pendant quarante ans semble mettre les priorités à l’endroit par rapport aux démocraties dites avancées.

Je me sens perdu. Moi qui travaille dans un art collectif, j’ai juste envie d’écrire seul, loin de tous et sans personne. J’ai du mal à me reconnaître, à déterminer à quel type de société je suis censé continuer à contribuer sans les moyens d’y exister. Arrêter les grands mots. Etre un artisan et juste un artisan. Me remettre à parler ma langue, celle d’un voisin à ses semblables. Je retourne devant Netflix.

Benjamin Knobil, auteur et metteur en scène


«A vous de dire «action» au bon moment!»

En ces temps compliqués, je ne vous demande pas de réponses simplistes et une date d’ouverture dénuée de doute. J’aimerais par contre avoir la certitude que nos revendications soient écoutées.

Des semaines de restrictions ont fait chuter le moral de la population et son adhésion aux règles sanitaires se fragilise. La culture a toujours été un espace de respiration par rapport aux tracas du quotidien. En offrant la possibilité de partager les émotions d’un film sur grand écran, les cinémas remplissent un rôle essentiel. Leur réouverture est donc souhaitable, sans confondre pour autant les «plus brefs» et les «meilleurs» délais! La précipitation semble être le cheval de bataille de certains politiciens… En concertation avec les offices fédéraux concernés, sachons plutôt être efficients et trouver le meilleur chemin pour aboutir à une réouverture sensée, accompagnée d’un message sanitaire cohérent et non anxiogène.

Les cinémas suisses ont mis sur pied un plan de protection efficace. De juin à fin octobre 2020, aucun cas de contamination n’a été identifié dans les salles obscures. Une récente étude réalisée par une université allemande a montré que les salles de concert et de cinéma sont plus sûres que d’autres lieux. Lorsque la situation sanitaire sera stabilisée, de tels lieux culturels devraient être parmi les premiers à rouvrir. Afin que les multiples acteurs impliqués dans la sortie des films – exploitants, distributeurs, médias, etc. – puissent faire leur travail au mieux, la réouverture doit se faire à l’échelon national, ou au moins par région linguistique, avec une jauge suffisante (au minimum 50% de la capacité des salles), en laissant un délai raisonnable pour le travail de promotion auprès du public et, enfin, en soutenant des mesures de relance.

Un retour à la normale ne se fera hélas pas dès la réouverture des cinémas, mais après de longs mois. Les montants budgétés pour la période de novembre 2020 à décembre 2021 sont, en ce début d’année, déjà fortement alloués. La Confédération et les cantons doivent impérativement mettre plus d’argent à disposition pour les mesures de soutien.

Indépendamment des régimes d’indemnisation auxquels les autorités peuvent avoir recours (Covid-culture ou Cas de rigueur), les cantons doivent garantir, sous l’égide de l’Office fédéral de la culture, une égalité de traitement entre les cinémas, quels que soient leur type de programmation ou leur lieu d’implantation. La préservation de la diversité culturelle ne se fera pas sans le maintien de la variété des salles obscures. Privilégier un type de cinéma aux dépens d’un autre ne serait pas sans conséquence à moyen terme sur l’ensemble du marché.

Cher Conseil fédéral, mon scénario idéal est dans ses grandes lignes posé. A vous de dire «action» au bon moment!

Xavier Pattaroni, président de l’Association des cinémas romands


«Nous sommes toutes et tous essentiel·les à la diversité culturelle de notre pays»

Au moment d’écrire ces lignes, je prends conscience que cela fait un an jour pour jour que je suis allée voir un concert en salle pour la dernière fois. Alors aujourd’hui, j’aimerais partager avec vous l’émotion qui est la mienne, me souvenir de ce moment pour ne pas oublier… après presque douze mois de silence. C’était au Théâtre de l’Octogone, à Pully, c’était un concert magnifique et envoûtant de Patrick Watson, artiste canadien que je suis depuis de nombreuses années et qui m’émeut chaque fois un peu plus.

La salle était pleine, l’ambiance était feutrée et la musique a fait vibrer et frissonner un public à l’unisson. A la fin du concert, les sourires étaient sur toutes les lèvres, la joie dans tous les regards et l’envie de partage s’est prolongée quelques heures encore, au bar du théâtre. En y pensant, la tristesse et le manque me gagnent. Ces moments de communion étaient pourtant très fréquents dans «la vie d’avant».

Aujourd’hui, je pourrais profiter de ces lignes pour faire la liste des doléances et des besoins urgents d’un secteur qui nous semble sacrifié. Mais ce ne sera pas mon propos car il me semble que depuis de nombreux mois maintenant nous ne cessons de le faire et espérons que vous nous entendez.

Aujourd’hui, je suis fatiguée. Fatiguée de toutes ces séances en ligne, de toutes ces heures passées au téléphone, de tous ces combats menés avec acharnement au sein de nos associations pour tenter de défendre et de sauvegarder un écosystème fragilisé et précaire. Un écosystème dont nous avons besoin dans son intégralité, des artistes aux salles de concert, des prestataires aux agences de booking et de management, des producteur·ices aux festivals, des graphistes aux imprimeurs, des technicien·nes au personnel d’accueil, des maisons de disques aux disquaires… Peu importe notre statut, nous sommes toutes et tous essentiel·les à la diversité culturelle de notre pays.

Nous n’en pouvons plus d’entendre que nous devons nous réinventer, trouver le chemin, être résilient·es. Nous comprenons la situation sanitaire et ne souhaitons en aucun cas exposer nos publics, nos employé·es ou nos bénévoles, mais nous souhaitons retrouver nos publics, bientôt.

Aujourd’hui, je suis aussi inquiète de ne jamais retrouver cette vie d’avant. J’aimerais retourner dans une salle de concert pleine, danser, chanter, aller au restaurant, revoir ma famille, mes ami·es, partager des moments uniques avec des inconnu·es rencontré·es au-devant d’une scène, aller au théâtre, au cinéma, prendre un café sur une terrasse, fouler le sol d’un festival… Recommencer à vivre, en somme, et de manière collective.

Aujourd’hui, cher Conseil fédéral, nous avons besoin de bienveillance et de considération, que les aides suivent afin de pouvoir nous concentrer sur la suite sereinement, de retrouver nos métiers et de ne plus passer notre temps à essayer de comprendre la cohérence de vos décisions. Aujourd’hui, comme la plupart des habitant·es de ce pays, j’ai besoin d’un horizon, la lumière au bout du tunnel ne suffit plus.

Anya della Croce, coordinatrice romande de Petzi – Fédération suisse des clubs et des festivals de musiques actuelles


«Les citoyen·ne·s ont besoin de sens et de culture»

Depuis trop longtemps, il nous est interdit d’exercer notre métier, d’offrir l’accès à la culture à toutes et tous et de vivre des émotions collectives. Nous sommes plus convaincu·e·s que jamais que la culture est essentielle à l’équilibre de la société et à la cohésion entre les êtres humains. Par vos décisions, vous niez ce rôle fondamental de la culture dans la société. Nous le refusons et souhaitons remettre au cœur du débat ce traitement injuste et injustifié.

La culture assure une forme d’égalité et de diversité essentielle à la démocratie. Selon la déclaration universelle de l’Unesco à laquelle a souscrit la Suisse, la défense des droits culturels est indissociable de la réalisation des droits humains et des libertés fondamentales.

Alors que certains droits sont considérés comme fondamentaux et inaliénables – l’expression de la liberté de conscience et de croyance, les droits politiques, le droit à l’éducation et à la formation –, le droit d’avoir accès, de prendre part à la culture et d’en bénéficier, quant à lui, est déclaré nul.

Il y a une année, face à la découverte de la pandémie, nous avons accepté que, par mesure de précaution, certaines libertés dont le droit à la culture soient restreintes. A présent, la situation a évolué et ces restrictions doivent être réévaluées. En effet, quels que soient les plans sanitaires et les propositions de format à risque zéro présentés, ils ont jusqu’à présent été jugés irrecevables. Nous demandons donc un dialogue concerté entre et avec les différentes autorités compétentes pour étudier concrètement la faisabilité de nos projets. Des solutions ont été trouvées dans tous les secteurs d’activité sauf dans celui de la culture.

La culture s’adapte, elle est agile. Les alternatives existent. L’interdiction totale de l’ensemble des activités culturelles n’est pas justifiée et notre devoir est de ne pas la considérer comme une fatalité.

Les citoyen·ne·s ont besoin de sens et de culture. Faites-nous confiance pour trouver ensemble des solutions.

Thuy-San Dinh et Eric Linder, codirecteurs du festival Antigel


«On est toujours plus intelligent après»

C’est une formule qui a plein d’atouts: elle sonne juste, flatte l’espèce – subitement dotée d’une possibilité de se bonifier – et son inverse semble moins vrai (pourquoi serait-on moins intelligent après?). Mais surtout, elle promet quelque chose: un lendemain moins con. Et ça, quand on voit parfois d’où on part, c’est bon à prendre.

C’est sans doute pour toutes ces raisons que vous l’avez si souvent utilisée, surtout qu’elle a un côté magique: elle absout d’avoir été nul et jure qu’on le sera moins – et ça, en politique, ça peut toujours servir.

Mais si «on est toujours plus intelligent après», on n’a encore rien dit sur le plus important: c’est quand, après? Oui parce que je crois qu’on sera tous d’accord d’admettre que les bénéfices du temps semblent se faire attendre…

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Nous, on y a cru! Et dès la fin de la première vague! Vos premiers mensonges, à propos du masque, avaient été si bêtes qu’ils n’avaient qu’un horizon: s’améliorer; et l’intelligence devait advenir, forcément, puisqu’«on est toujours plus intelligent après»!

Sauf que non: vlà-t’y pas qu’en été, au mépris des spécialistes qui vous conseillent (et pour calmer les amateurs qui vous dominent), vous avez tout rouvert bien grand – et zou la courbe! Sur ce coup-là, la faute était tellement grossière qu’il fallait faire diversion – pourquoi pas en nous la jetant dessus, nous les péquins qui avons le culot de fêter les 5 ans du petit cousin à la maison? Bien sûr, on a senti la manœuvre, mais on s’est concentré sur le positif: vous aviez touché le fond, et forcément que vous alliez émerger de la vase, tels des bonzes en lévitation dont les auréoles allaient éclairer «un chemin».

Mais c’était beaucoup d’optimisme… Parce qu’on a dû encore s’en farcir des mercredis à répétition, à vous regarder pédaler dans la semoule. Vous vous êtes vus, cher Conseil fédéral? Avares quand vous débloquez des aides, lâches quand vous vous cachez derrière le fédéralisme, incohérents quand vous imposez des mesures, lents quand vous achetez des vaccins?

(Nous, on a tout suivi. Et on a fait le total).

Alors peut-être bien qu’«on est toujours plus intelligent après», mais même si on se réjouit que la formule se vérifie, on ne peut s’empêcher de se poser une autre question: à quoi ça sert d’être plus intelligent si c’est toujours trop tard?

Frédéric Recrosio, comédien et humoriste


«En quoi 50 personnes assises dans un théâtre sont plus susceptibles de se transmettre un virus que 50 personnes assises dans un lieu de culte?»

Je vous invite à mon prochain spectacle. Mesdames et Messieurs les Conseillers fédéraux, mon dieu à moi s’appelle public. Spectateur. Actrice. Auteur. Costumier. Régisseuse. Eclairagiste. Maquilleur. Chargé de production. De diffusion. Administratrice. Mon lieu de culte s’appelle scène, backstage, horiziode, jardin, coulisse, applaudissements et feuille de salle. Depuis un an, plus aucun recueillement possible. Ecoutez-nous. Nous ne pouvons pas exercer notre métier sans spectateurs. Nous pratiquons un art vivant dont la définition est bête comme chou. Un, qui entre, un autre, qui regarde.

Si personne ne regarde, il n’y a pas de théâtre. Aucun «fantasme à l’horizon», pour reprendre les mots du spectacle auquel je vous convie… Il vient d’être reporté pour la cinquième fois. D’espoirs en désillusions, à chaque annonce de réouverture avortée. Notre vie au rythme des annonces, changeantes, incertaines, surprenantes parfois…

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Mesdames et Messieurs les Conseillers fédéraux, en quoi 50 personnes assises dans un théâtre sont plus susceptibles de se transmettre un virus que 50 personnes assises dans un lieu de culte? Des dizaines de tests. Des dizaines de dérogations. Des administrateurs débordés qui croulent sous la paperasse pour des spectacles qui n’auront peut-être jamais lieu. Des producteurs dépités de faire entrer des carrés dans des ronds, de dire aux artistes que leur spectacle ne pourra plus être reprogrammé. Des répétitions reportées. Des dates de jeu annulées. Des entrées d’argent en conséquence… pour des artistes qui, comme vous le savez, n’ont pas statut social propre en Suisse.

Alors comment sortir de cette crise? En commençant, déjà, par rouvrir peu à peu les salles avec des mesures sanitaires importantes, sans attendre que ce virus ait disparu de l’espace terrestre. Mesdames et Messieurs les Conseillers fédéraux, je vous invite à mon prochain spectacle. Nous vous attendons. Masqués, désinfectés, tout ce que vous voudrez, mais nous vous attendons. Chiche? Amen? Comme vous voulez. A vous d’écrire la suite, elle est entre vos mains.

Emilie Charriot, metteuse en scène


«Vous avez passé des mois sans jamais articuler les mots «culture» ou «artistes»

Je me suis toujours considéré comme privilégié. Faire de ma passion mon métier est une fierté et un bonheur. Et être indépendant m’a garanti une liberté extraordinaire. Je devais souvent être absent, mais cela a toujours été une source d’enrichissement, de bonheur et d’ouverture. Mes enfants ont découvert le monde et ses cultures parce que je suis musicien, parce que je suis indépendant.

Aujourd’hui, je paye. Et je vois des amis, des proches, aux riches carrières, abandonner la musique et leur métier pour faire de la manutention dans la grande distribution parce qu’ils ne peuvent plus payer leur loyer, leur assurance maladie, à manger à leurs enfants. J’enseigne à temps partiel dans une haute école de musique et mes étudiants font face à un avenir ruiné. Leur courage d’apprendre aujourd’hui un métier qui n’existera peut-être plus comme je l’ai connu et pratiqué attise en moi autant d’inquiétude que d’admiration. Ils sont merveilleux de force et de persévérance, et leurs qualités m’aident à tenir.

Bien sûr, il y a des pays où les artistes vont plus mal que chez nous. Mes amis anglais ou américains sont encore bien plus désespérés et abandonnés que nous. Bien sûr, il y a aussi des pays où ils vont mieux, la plupart des intermittents français, par exemple, qui n’ont pas vu leurs revenus être divisés par cinq ou par dix, comme les nôtres.

Le plus dur, le pire, une fois la stupéfaction passée et les angoisses des premiers mois devenues habituelles, après avoir compris que j’avais de la chance d’atteindre bientôt 50 ans et de pouvoir tenir le coup un moment alors que les jeunes n’ont rien, c’est de réaliser que vous avez passé des mois, cher Conseil fédéral, sans jamais articuler les mots «culture» ou «artistes» dans aucun de vos tristes points presse.

Pas une seule fois, avant janvier 2021, nous ne vous avons su conscients de nos vies et de nos métiers dévastés. Ce faisant, vous nous avez abandonnés et rayés de la réalité, alors que nous ne cessions de vous crier qui nous étions et que nous étions en train de sombrer. Vous ne nous avez pas donné la place médiatique qui aurait aidé certains d’entre nous à tenir un peu plus longtemps, à ne pas quitter ce qui était le cœur de leur vie.

Pour cela, cher Conseil fédéral, recevez l’assurance de mes sentiments affligés et de ma conviction de votre absolu manque de culture.

Stephan MacLeod, directeur de l’ensemble Gli Angeli


Contributions recueillies par Sylvie Bonier, Alexandre Demidoff, Marie-Pierre Genecand et Stéphane Gobbo