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Chicago, cité des rêves collectifs

Jazz. Ce soir à Genève, le concert du saxophoniste Ernest Dawkins rappelle combien la scène de Chicago a été marquée par ses rassemblements de musiciens affranchis, pionniers du free jazz. Selon l'ethnologue Alexandre Pierrepont, l'association de musiciens reste le modèle le plus vivant de création. Une idée qui a inspiré les fondateurs de l'AMR genevoise. Rencontre avec ces fascinés du tir groupé

Quelque chose s'est passé à Chicago qui n'a eu lieu nulle part ailleurs. Dans cette cité du Midwest américain, la plus ségrégationniste qui soit, un groupe de musiciens noirs converge un jour de 1965. Réunis en un mouvement qu'ils nomment l'AACM – Association for the Advancement of Creative Musicians – Muhal Richard Abrams, Lester Bowie, Anthony Braxton et plusieurs autres qui s'apprêtent à révolutionner la musique improvisée rédigent point par point les statuts d'un projet destiné à perdurer, consacré à l'instruction des jeunes musiciens et au développement des artistes confirmés. Plus de trente-cinq ans plus tard, la venue, ce soir à Genève, du saxophoniste Ernest Dawkins rappelle combien ce rassemblement utopique, fondé sur l'envie et le besoin plutôt que sur le dogme, reste un moment unique dans l'histoire des arts créatifs. Le rêve réalisé d'une structure où l'entité ne nuit pas aux individualités. L'accent légèrement assoupi, typique des habitants de Chicago, Ernest Dawkins se souvient de ses premières armes, affûtées au Washington Park de la ville: «Je ne pouvais pas jouer chez moi. Alors, je soufflais en plein air. Et c'est là que j'ai rencontré la plupart de mes mentors.» Né en 1953, Dawkins appartient à la seconde génération des pionniers de l'AACM. Le rayonnement de formations telles que l'Art Ensemble of Chicago a inspiré sa démarche ouverte où pointent des influences africaines, arabes ou asiatiques. Où ses propres combos, du New Horizons Ensemble au quartet Aesop, apparaissent comme autant de déclinaisons d'une même éthique. Profondément afro-américaine, marquée par un islam politisé. Séduit par l'absence de contraintes, la liberté esthétique de l'association, Ernest Dawkins s'y implique rapidement. D'étudiant au sein de l'école AACM – il évoque encore les cours d'Henry Threadgill – il devient professeur. Puis, depuis quelques années, préside à la destinée de la structure. Pour Alexandre Pierrepont, ethnologue parisien qui prépare une thèse sur l'AACM, «Dawkins occupe une position stratégique dans le mouvement. Il représente un lien effectif entre les anciennes et les nouvelles figures.» L'enjeu est là, tout entier défini. Trois générations de créateurs n'ont pas suffi à épuiser la passion des membres. Probablement parce que les défis de l'association n'ont jamais mis en péril les rapports intimes à la musique. Si l'on interroge Ernest Dawkins sur la signification du concept de «Great Black Music», leitmotiv de la scène chicagoane, il répond, évasif: «Ce n'est pas une vision restrictive. Cette idée intègre toutes les traditions, depuis le Sud des Etats-Unis jusqu'à l'Afrique profonde. Nous ne défendons pas un style mais une ouverture.» Ainsi les buts de l'AACM, déclinés en neuf points encyclopédiques, parlent-ils davantage d'éducation et «d'atmosphère propice à la création» que de règles à suivre. Entre le déferlement incantatoire de l'Art Ensemble et l'écriture sculptée d'un Braxton, il y a en effet un gouffre que l'association n'a jamais tenté de combler. Alexandre Pierrepont voit dans cette dynamique de la structure décloisonnée l'origine de son succès: «A mon avis, le collectif reste la forme la plus vivante sur le plan artistique. La grande force de l'AACM, c'est qu'elle n'a jamais imposé de ligne figée. La peur de l'embrigadement a tué nombre de mouvements. Contrairement à des villes comme Boston ou Washington, qui ont subi l'influence de New York, Chicago a conservé une forme d'indépendance et une forte identité. Et cela reste le cas.» Comme si l'excentricité géographique, la position périphérique de Chicago l'avait sauvé de la frénésie compulsive de Manhattan. «C'est encore plus méritoire de perdurer que d'inventer», confirme l'ethnologue. Une idée que partagent sans doute ceux qui, en janvier 1973, ont fondé à Genève l'Association pour la musique de recherche (AMR). Membre fondateur de l'association qui accueille ce soir Ernest Dawkins, Sandro Rossetti raconte d'abord le sentiment de révolte que partageaient certains musiciens lémaniques avec les tenants du free jazz américain: «Nous voulions apporter un souffle nouveau à la musique locale. Nous nous sommes délibérément inspirés des statuts de l'AACM. Les membres de l'Art Ensemble of Chicago, dont les revendications étaient fortement identitaires, nous ont montré que nous devions inventer notre propre musique, européenne.» Trente ans après, le concert du Ernest Dawkins Aesop Quartet résonne comme le retour d'un membre de la même famille libératoire.

Ernest Dawkins Aesop Quartet en concert. Jeudi 24 janvier à 21 h. AMR/Sud des Alpes de Genève (10, rue des Alpes). Table ronde avec Ernest Dawkins et Alexandre Pierrepont à 17 h 30.