Nulle envie de réveiller le gardien à képi en actionnant l’éclairage, alors on déambule dans l’obscurité, comme dans un remake de la comédie hollywoodienne La Nuit au musée. Le silence est monacal: aucun des 770 000 habitants de Langfang, à 80 km de Pékin, ne semble vouloir admirer ces collections inestimables, 1300 objets et photos répartis sur les quatre niveaux du Musée du pipeline de Chine.
Grâce à cette ville, c’est l’histoire de l’oléoduc et du gazoduc qui prend vie et défile, gratuitement, devant nos yeux ébaubis. On découvre par exemple que le pipeline est né en Chine, aux grandes heures de la dynastie des Qin, deux siècles avant Jésus-Christ. Le chimiste russe Dmitri Mendeleïev aurait de quoi se retourner dans sa tombe, lui qui en 1863 proposait d’utiliser des tubes pour le transport de l’or noir.
Toutes ces reliques sont exposées sous verre ou derrière des barrières de sécurité. Et vont de la gourde en zinc d’un soudeur d’antan – «une donation de l’usine à pipeline n° 2» précise l’écriteau proéminent – à la Jeep Cherokee climatisée du contremaître moderne. La pièce maîtresse est un échantillon du pipeline sino-kazakh qui relie les bords de la mer Caspienne au désert du Xinjiang depuis décembre 2005. La visite s’achève par un coup d’œil au planisphère géant, indiquant les chantiers de demain.
Jusqu’à l’inauguration du musée le 29 novembre 2008 – «coïncidant avec le 10e anniversaire de la réorganisation de l’Office du pipeline de Chine», justifie une plaque commémorative – Langfang n’était connu du monde extérieur que pour son rôle majeur dans la Révolte des Boxers de 1900 et pour le lancement, un siècle plus tard, du Festival international de la colombophilie.
Volontés politiques
Et même s’il peine à trouver son public, sa présence ne doit rien au hasard. En 1990, la Chine ne comptait que 300 musées, contre 4659 à la fin de l’année 2011, selon le Quotidien de la jeunesse de Pékin. Le gouvernement central soutient une politique culturelle particulièrement expansionniste, qui va de pair avec la fièvre bâtisseuse de tout un pays. A grands coups de routes, de ponts, de gares et de tours, l’urbanisation est considérée par le nouvel exécutif comme le nouveau garant de la croissance chinoise, face à une industrie manufacturière en déclin.
Selon le collectionneur Ma Weidu, «beaucoup de chefs de Parti locaux sont persuadés qu’un musée saura créer du prestige et attirer les entreprises». Et obtenir de juteuses subventions publiques.
Car à 300 km plus au sud, le secrétaire du Parti du village de Jibaozhai, 1500 âmes, a dépensé 540 millions de yuans (82 millions CHF) pour bâtir un musée de douze salles dont il s’est autoproclamé directeur. L’édifice vient de fermer ses portes après trois années d’activité: la faute à une visite surprise du romancier pékinois Ma Boyong, le 6 juillet. Il est resté coi devant de prétendues céramiques de la dynastie Qing, couvertes de personnages fantasques, dignes d’un dessin animé. Ses multiples photos ont choqué les internautes et les médias. Après enquête, les 40 000 pièces du musée se sont avérées n’être que des bibelots sans valeur…
Bizarrement, ce musée avait été adoubé par des universitaires renommés, approuvé par les gouvernements de district, de province et même les Ministères du tourisme, de la culture et de l’éducation. Interrogés par le Huanqiu Shibao (Global Times), les paysans de Jibaozhai maintiennent que les officiels se sont partagé le magot.
Si Pékin vient de confier le chantier du Namoc (National Art Museum of China) à l’architecte français Jean Nouvel, Shanghai se lasse de n’être qu’une «capitale financière». En avril, la mégalopole inaugurait deux musées d’un coup: le Palais de l’art, abrité dans l’ancien pavillon chinois de l’Exposition universelle, et la Station électrique de l’art, dédiée aux œuvres contemporaines. «Trop grand, trop éloigné du centre-ville?», s’est inquiété le quotidien Shanghai Daily après qu’une exposition d’Andy Warhol n’a attiré que 6000 visiteurs, deux semaines après son lancement.
La bonne équation se trouve peut-être à Chaoyang, le quartier d’affaires de Pékin. C’est ici que fut ouvert l’an dernier le Parkview Green, un énième centre commercial. Ses allées marchandes bondées servent de musée pour Huang Jianhua, son richissime promoteur immobilier et collectionneur patenté. Et les marques chinoises investissent les emplacements disponibles tout autour, ravies «d’associer» leurs crèmes de beauté ou leurs maillots de bain à une sculpture de Salvador Dali ou aux personnages hilares de Yue Minjun.