Dimanche, Chris Marker a fêté son 91e anniversaire. Et puis il est mort, dans une dernière pirouette. 91 ans… Spontanément, on lui en aurait donné dix, vingt, cinquante de moins… Parce que son œuvre à nulle autre pareille et la constance de son originalité sont celles de la jeunesse éternelle. Parce que sa discrétion place le génial bricoleur en marge du temps qui passe.

«Auteur le plus connu de films inconnus», Chris Marker est une énigme que les formules n’arrivent à élucider, d’autant plus qu’il est aussi l’auteur le plus inconnu de films connus. Photo-roman d’anticipation dans lequel le souvenir d’enfance et le sentiment amoureux induisent un paradoxe temporel, La Jetée (1962) a inspiré à Terry Gilliam un remake à grand spectacle, L’Armée des 12 singes.

On dit aussi que «Chris Marker est au documentaire ce que Jean-Luc Godard est à la fiction». L’équation marque ses limites. Les deux hommes sont d’immenses réformateurs. Mais Godard est un personnage public, un sphinx amusant, alors que Marker préfère l’ombre. Il entretient le mystère. Les images de lui sont rares (mopins de dix, estime-t-on), il évite les interviews. Dans les années 50, il avouait partager avec Alain Resnais, coréalisateur des Statues meurent aussi (1953), des manies comme «les comic strips, les chats et les films…» Alors, dans Les Plages d’Agnès, il a l’aspect d’un gros chat orange. Selon Agnès Varda, la conscience du cinéma ressemble à Garfield. C’est toujours ce gros matou orange, appelé Monsieur Guillaume, qui sert d’avatar au cinéaste dans Second Life. Car, infatigable arpenteur du monde, le cinéaste, toujours curieux, se passionnait pour l’infosphère.

Cœur de chat

Né Christian François Bouche-Villeneuve, à Neuilly-sur-Seine, il a choisi le pseudonyme de Chris Marker en pensant aux marqueurs indélébiles. Il a étudié la philosophie auprès de Jean-Paul Sartre, s’est impliqué dans la résistance française, a enseigné à l’IDHEC. Il a édité des livres, écrit des romans, fait des traductions, pris des photographies, soutenu toutes les révolutions culturelles, parcouru les cinq continents et, dès 1952, réalisé quelque cinquante films.

L’œuvre de Christ Marker est polymorphe. Les formats, les règles narratives, les genres (documentaire et fiction), les supports, les techniques, n’existent que pour être dépassés, réinventés, transcendés. L’inspiration fait feu de tout bois. Le cinéaste s’intéresse aux rapports de l’homme et de la bête (Vive la baleine, 1972), se passionne pour le Japon (A.K., documentaire sur Kurosawa, 1985; Tokyo Days, 1986), témoigne des convulsions du monde (Berliner Ballade ou Détour Ceausescu, 1990), évoque l’utopie naufragée du socialisme soviétique (Le tombeau d’Alexandre, 1993) ou convoque les fantômes de la bataille d’Okinawa, dont on a occulté les 150 000 civils japonais tués, à travers un dispositif cyberspatial fascinant (Level Five, 1997). son dernier film, Leila Attacks, est sorti sur l’Internet en 2007. Et c’est sur Twitter que son décès a été annoncé par le critique Jean-Michel Frodon

L’automne dernier, le Ciné-club universitaire de Genève avait proposé Cœur de chat – si Marker m’était conté, livre et rétrospective thématiques, soit «treize regards directs ou indirects, inattendus, originaux ou essentiels» sur l’œuvre du vieux cinéaste toujours jeune.