Il y a Melita, Georgineta, Rosella, Talita. Titi, Tutulle, Lady Claude, Zigounette et même Ste Jeanette. Elles doivent leur célébrité à leur cambrure et à leur décolleté, mais ne sortent jamais seules. Des danseuses d’un cabaret de Pigalle? Non, les chaussures de Christian Louboutin. Avec leurs strass, leurs plumes et leurs frous-frous, elles appartiennent au désir et à la fin muette de la nuit. Et puis il y a l’allure, cette chose impondérable.

Melita, Titi et Tutulle ont depuis quelques jours pris leurs quartiers à la rue du Rhône, à Genève, où le célèbre chausseur a ouvert sa première boutique en Suisse. «Il y avait une très forte demande, de la part des points de vente et des clientes. C’est ce qui nous a décidés à nous implanter ici», explique Christian Louboutin, emmitouflé dans un petit matin gris, dans ses bureaux parisiens. Aujourd’hui, l’homme a bâti un empire. On dit «des Louboutins» comme on disait il y a quelques années «des Manolos». Des ellipses qui désignent avant tout la notoriété phénoménale de ces chausseurs. Même Carrie Bradshaw, qui a largement contribué à populariser les souliers de Manolo Blahnik, les a abandonnés dans la série Sex and the city pour des Louboutin, rejoignant le cortège de célébrités et d’anonymes prêtes à se damner pour ses mythiques semelles rouges.

Roland Barthes et les Folies Bergère

Un talent inné pour la fête, la danse, l’optimisme, la mise en scène de soi et des autres: c’est là que la success story de Christian Louboutin prend sa source. Il a 14 ans lorsqu’il brûle ses nuits au Palace avec Farida Khelfa, son amie de toujours, devenue plus tard mannequin et égérie de nombreux couturiers. Il discute avec Roland Barthes, s’imprègne de couleurs, de mélanges et de l’ivresse qui chassent l’ennui des heures de classe. Il poursuit son éducation esthétique aux Folies Bergère: un an à faire les cafés et à observer la démarche des danseuses de cabaret depuis la coulisse. Et à leur dessiner, en secret, des souliers pour habiller leurs jambes interminables.

A 18 ans, il décide qu’il est temps de songer à travailler pour de vrai. Le jeune Parisien ouvre le bottin des pages jaunes, à la rubrique «Maison de couture», et procède par ordre alphabétique. D’abord Balmain, où personne ne répond au téléphone. Chez Christian Dior, il demande à parler à la directrice. «Hélène de Mortemain fut ma première fée. Elle m’a reçu et elle a adoré mes dessins de chaussures, qui lui faisaient penser au travail d’André Perugia dans les années 30. Elle m’a proposé d’aller apprendre mon métier chez Charles Jourdan, à Romans.»

Romans-sur-Isère, capitale de la chaussure française dans la Drôme, semble à des années lumières de la vie parisienne: «Je suis arrivé avec mes trois plumes sur la tête, je n’avais pas encore lâché totalement le Palace… J’y ai découvert ma capacité à m’adapter à la province, à des horaires très rigides. J’ai surtout appris la technique, sa difficulté et son importance». Tout le reste, il l’apprendra chez son second maître, Roger Vivier: ce que doit être un soulier, pourquoi, où il se place par rapport à l’allure. «Une chaussure, c’est comme une structure osseuse. Si la forme et le talon sont réussis, c’est l’essentiel. Le reste, c’est du maquillage…» Il lui apprend aussi cette politesse des grands créateurs, un secret soufflé par Christian Dior lui-même: un soulier doit être beau mais savoir se faire oublier, et n’apparaître que de temps à autre. Dans la silhouette, ce n’est jamais lui que l’on doit voir en premier, mais la femme qui le porte. D’ailleurs, Christian Louboutin ne qualifie jamais les chaussures d’accessoires, mais d’attributs, comme si elles n’étaient que de simples extensions de la jambe.

Huit, dix, douze centimètres de hauteur de jambe gagnés, parfois plus lorsque des plateaux sont glissés dans la chaussure: voilà pourquoi les femmes aiment autant Christian Louboutin. «La ligne de la jambe part de la hanche et va jusqu’à l’avant du soulier. Ils doivent être très décolletés sur les orteils, cela permet de gagner encore quelques millimètres. C’est vrai que j’ai une préférence pour les talons, mais le plat peut être aussi très beau aussi. Prenez la ballerine: c’est Bardot, la liberté, la sexualité, la danse… D’ailleurs, j’adore regarder les filles à bicyclette, qu’elle soient à plat ou en talons!»

Deux talons, une affaire de conscience

Lorsque Christian Louboutin évoque ses créations, il parle toujours de désir, souvent de séduction, parfois de sexe. Avec David Lynch, il s’est associé en 2007, le temps de deux expositions, pour créer des chaussures autour de corps nus et de mises en scène fétichistes. «Porter des talons, ça change la vitesse à laquelle on se déplace, la cambrure des fesses et des seins, la posture, l’attitude. Cela oblige les femmes à faire partie de la vie, à marcher avec la conscience qu’elles regardent le monde, et qu’on les regarde. Je me souviens de cette cliente qui m’a dit avoir découvert l’architecture de sa rue et de sa ville depuis qu’elle porte des talons. Et de cette autre qui a rencontré son mari parce qu’il s’est retourné sur ses semelles rouges… J’adore ces éléments de flirt, de désir que permettent les talons. Parvenir à faire communiquer les êtres entre eux, c’est un beau métier…»