Avec ses notes fluettes et mystérieuses, impossible pour les fans de ne pas le reconnaître: le Thème d’Hedwige, égrené par un célesta, accompagne le générique d’ouverture du film Harry Potter à l’Ecole des Sorciers, le premier inspiré de la saga de J.K. Rowling.

Mais cette fois, les lames seront martelées en direct. Sur la scène du Théâtre de Beaulieu et sous un écran géant, 80 musiciens donneront vie à la bande originale composée par John Williams alors que les aventures du magicien à lunettes seront projetées en simultané. Ce week-end, la salle lausannoise accueillera son premier ciné-concert, trois soirées alliant performance symphonique et épopée magique qui affichent quasi complet.

Le concept n’est pas inédit, le public suisse étant déjà familier des Chaplin et autres classiques adaptés en versions concert. Mais la tendance est désormais aux blockbusters, qui investissent en masse les fosses d’orchestre: alors que l’OSR clôturait le mois dernier sa série Seigneur des Anneaux, Lausanne accueillera bientôt Star Wars, épisode IV et on pourra découvrir à Zurich La Reine des Neiges et même Game of Thrones en musique, l'an prochain.

3D pour les oreilles

L’expert en la matière est lucernois. 21st Century Concerts et son orchestre éponyme proposent une dizaine de ciné-concerts par an au KKL et espèrent désormais conquérir la Suisse romande en s’associant à l’organisateur Opus One, comme ce week-end au Théâtre de Beaulieu.

Un pari risqué puisque ces productions coûtent cher, près du double d’un concert classique. «Il faut payer l’orchestre mais aussi les droits du film et les supports techniques. Le chef d’orchestre utilise par exemple un petit écran, où chaque scène est truffée d’indications visuelles qui lui permettent de suivre le tempo», détaille Pirmin Zängerle, directeur de 21st Century Concerts.

Outre une parfaite synchronisation, l’équilibre sonore est primordial afin que les dialogues ne couvrent pas les instruments, qui jouent en acoustique. Un dialogue son-image surprenant que chacun appréhende différemment. «Certains connaissent déjà le film et se concentrent sur l’orchestre, d’autres préfèrent regarder l’écran. Dans tous les cas, la musique reste au centre. C’est comme de la 3D, mais pour les oreilles !»

S'immerger dans le monde des sorciers à coup d'archets, le concept semble séduire les Romands. «Les tickets se sont arrachés dès leur mise en vente. Il ne reste que quelques dizaines de place», se réjouit Vincent Sager, directeur d'Opus One, qui dit croire au potentiel du ciné-concert dans la région. Plusieurs projets sont déjà planifiés pour les deux prochaines années, notamment en collaboration avec les musiciens de la Sinfonietta de Lausanne.

Séduire les jeunes

Si la mode gagne lentement la Suisse romande, le phénomène est mondial et en pleine expansion. La boîte américaine CineConcerts, l’un des géants du domaine, l’a bien compris. Forte d’un premier succès avec Gladiateur, c’est elle qui lance, en 2016, la franchise musicale Harry Potter. Très vite, la formule fait mouche et CineConcerts décide de la tester à l’étranger, en proposant directement aux acteurs culturels locaux un show clé en main. Fondée il y a quatre ans, la société exporte aujourd’hui ses productions dans 38 pays.

Cet engouement, Brady Beaubien, co-fondateur du groupe, l'attribue avant tout à l’intensité particulière du ciné-concert. «Contrairement à un film qu’on regarderait chez soi sur son téléphone, il s’agit d’une expérience live, d’un moment qu’on vit ensemble et qu’une seule fois». De quoi séduire un public toujours plus friand de divertissement et en particulier les jeunes, qui n'ont pas l'habitude de fréquenter ce genre de salles. «Ils adorent la musique de film mais ne savent pas qu’elle est jouée par les mêmes orchestres dont ils se désintéressent en temps normal. Le ciné-concert représente pour eux un premier contact avec le monde du classique».

Les b.o. de jeux vidéo façon Wagner

Un monde dont on dit justement qu’il souffre d’un public vieillissant. Le ciné-concert pourrait-il donc incarner un renouveau bienvenu et remplir des balcons parfois clairsemés? Certains en sont convaincus, à l’instar de Philippe Béran, chef d’orchestre genevois et pionnier du ciné-concert, qu'il dirige depuis 20 ans. «Nous ne sommes pas seulement là pour faire du Beethoven. Notre métier évolue et nous devons rester ouverts».

S’il avoue préférer les films noir-blanc aux blockbusters, Philippe Béran s’est récemment découvert une passion pour les bandes-son de jeu vidéo. «Contrairement à ce qu’on pourrait penser, ce sont des musiques magnifiques, orchestrées comme un opéra de Wagner !». Mais les candidats ne se bousculent pas vraiment pour orchestrer Final Fantasy ou Angry Birds. «À l’époque, on me regardait de travers et aujourd’hui encore, peu de mes collègues sont prêts à sauter le pas».

Refaire du divertissement

Faire du classique à la sauce populaire ne serait donc pas du goût de tout le monde. Pourtant, le concept n’est pas aussi révolutionnaire qu’il en a l’air. «À l’époque de Mozart, il n’y avait pas de séparation entre concerts classiques et populaires, explique Miriam Odoni, sociologue spécialisée en musique. Pendant les concerts, on pouvait manger, jouer aux cartes... Ce n’est que depuis le XIXe siècle que la musique classique s’est institutionnalisée à travers des normes bien définies, comme le fait de rester silencieux ou de bien s’habiller. Les ciné-concerts déconstruisent ces codes et reconnectent la musique classique à la notion de pur divertissement».

Sans faire l'unanimité, l’offre des ciné-concerts ne cesse de s'étoffer. Au point de cibler de plus en plus précisément ses publics. «Harry Potter vise plutôt les familles, précise Pirmin Zängerle. Mais nous avons récemment proposé Lalaland, qui a attiré un public plutôt féminin, et nous enchaînerons bientôt avec...Casino Royale».