En fait, le film n'a fait que mettre le feu aux poudres. Après des décennies de répression et d'ignorance sexuelle, la fin des années 1960 a commencé à tout remettre en cause. Cantonné aux quartiers malfamés et contrôlé par la mafia, le cinéma porno vivote alors dans une sorte de semi-légalité. Pour la première fois, grâce à un gimmick humoristique bien mis en évidence, un plus large public ose s'y aventurer, souvent en couple. Il ne manque plus qu'un journaliste du très sérieux New York Times consacre au phénomène un article intitulé Porno chic et Gorge profonde devient le «must» de la saison – au point de donner son surnom au fameux informateur mystère de l'affaire du Watergate. Ajoutez à cela l'attrait du fruit défendu une fois le film interdit dans 23 Etats de l'Union et vous obtenez un «carton» jamais vu pour un film indépendant. Malheureusement, après avoir porté ses protagonistes au pinacle, la machine finira par les broyer, transformant cette success story en fable plus mélancolique d'une certaine innocence perdue.
C'est bien sûr là, dans ce joli paradoxe (une pornographie innocente?), que le film trouve toute sa force. On pourra lui reprocher de vouloir courir tous les lièvres à la fois, l'accuser de superficialité et de sensationnalisme, son inéluctable effet final, ce rire qui s'étrangle au fond de la gorge, donne envie de creuser.
Il y a d'abord le triste destin de Linda Boreman, alias Linda Lovelace, star d'un jour, grande prêtresse de la libération sexuelle devenue pasionaria de la croisade antiporno avant de mourir, seule et sans le sou, dans un accident de la route. Simple tête de linotte ou victime de ses manipulateurs successifs? Il y a ensuite le récit de Harry Reems, promu vedette au pied levé puis pris pour cible par la justice, qui n'échappa à la prison que pour plonger dans l'alcool et la drogue avant de se reconvertir à la religion et à la promotion immobilière. Puis il y a le cas Gérard Damiano, pornographe aux vagues ambitions artistiques étouffées dans l'œuf par les dures lois du commerce. Il faut le voir concéder la crudité du film sans pouvoir s'empêcher d'admirer son hardi montage godardien (le décollage d'une fusée alternant avec les râles de Linda) pour signifier la jouissance féminine! Enfin, il y a l'histoire du film lui-même, qui fit un moment trembler Hollywood, voire rêver d'un cinéma mainstream avec sexe non simulé. Un nanar terriblement vieilli, mais qui témoigne malgré tout si bien de son temps, avant que le porno taylorisé envahisse notre imaginaire à travers le marché vidéo et Internet.
Surtout, plus largement, il y a l'histoire du puritanisme américain et comment elle se confond avec la politique politicienne. Comment les républicains, de Nixon à Bush en passant par Reagan, jouent régulièrement les moralistes pour satisfaire leur électorat fondamentaliste, quitte à livrer l'intouchable aux milieux interlopes et à sacrifier des vies, laissant finalement le marché décider. Parmi d'autres vertus, le film rend leur hypocrisie patente (Tricky Dicky Nixon rattrapé par Deep Throat dans un bel exemple de justice poétique?).
Pour finir, comme l'Histoire elle-même ne connaît pas de conclusion, Inside Deep Throat ne peut que laisser le spectateur sur des questions. Par exemple celles-ci. Le porno est-il par nature misogyne? Vaut-il la peine qu'on l'inclue dans la lutte pour la liberté d'expression? Et sommes-nous vraiment plus avancés d'avoir tout vu?
Inside Deep Throat, documentaire de Fenton Bailey et Randy Barbato (USA 2005), avec Gérard Damiano, Harry Reems, Norman Mailer, Hugh Hefner, Erica Jong, John Waters.