En 2003, Pirates des Caraïbes: La Malédiction du Black Pearl avait fait sauter les machines à pop-corn. Avec une idée à la noix (monter un film à partir d'une attraction des parcs à thèmes Disney!), le producteur Jerry Bruckheimer avait amassé 660 millions de dollars. Trois ans plus tard, la suite passe donc naturellement à l'abordage. Elle sera suivie, en été 2007, par un troisième volet qui a été tourné simultanément, selon un mode de production éprouvé par Matrix 2 et 3: plutôt que de réunir deux fois la même équipe, il s'agit de la mobiliser d'une seule traite, pour un tournage marathon, certes, mais plus économique. Sachant qu'une quatrième aventure des Pirates est actuellement en écriture, la franchise n'a pas fini de rançonner le public. Et c'était une gageure vu l'état lamentable du genre, le film de pirates, avant que Bruckheimer ne viennent y mêler son flair. L'homme est aguerri: depuis plus de vingt ans, il gagne des millions avec des bandits manchots écervelés comme Top Gun, Bad Boys, Armageddon, Pearl Harbor ou encore la série Les Experts et ses dérivés ad nauseam.
Point positif du vaisseau amiral Pirates des Caraïbes: le réalisateur en titre, Gore Verbinski, est un esthète finaud, quasiment un génie du cinéma, face aux habituels tâcherons employés par Bruckheimer. A cet atout s'ajoutait, en 2003, un casting pour fantasme de midinette: Orlando Bloom, évadé du Seigneur des Anneaux, en joli cœur; Keira Knightley, qui sortait de Joue-la comme Beckham, en Mademoiselle sans peur; et surtout Johnny Depp, pour sa première superproduction, en Capitaine Jack Sparrow. Sparrow! Le cinéma n'accouche pas tous les jours d'un personnage aussi excentrique et tout le mérite en revenait à l'acteur.
Trois ans plus tard, qu'en reste-t-il? Sparrow est toujours là (lire ci-dessous). Toutefois, exactement, comme ce fut le cas avec Han Solo (Harrison Ford) après le premier Star Wars, son personnage passe du second au premier plan. Et derrière lui, ça rame: Bloom et Knightley surtout, qui, dépossédés de leurs scènes dès que Depp se pointe, apparaissent comme une déclinaison molle de Luke Skywalker et la Princesse Leila dans le même Star Wars. On ne s'étonne donc pas de trouver, comme chez George Lucas, des compensations freudiennes (Bloom face à son père maudit) et des éléments d'émancipation (Knightley reine de l'épée) qui rappellent la vraie nature du projet: pomper tout ce qui a marché sans rien inventer de neuf.
La preuve avec les ponctions éhontées effectuées sur Steven Spielberg, en particulier sa trilogie Indiana Jones: au cours de ses rebondissements en montagnes russes, on croise une tribu hostile et des ponts suspendus (Le Temple maudit), une roue de moulin qui se détache et file dans une course folle (1941), ainsi, entre autres, qu'un coffre maudit (Les Aventuriers de l'arche perdue).
Si l'effet égalait l'art narratif de Spielberg, pas de problème. Malheureusement, Pirates des Caraïbes 2 ne connaît ni le sens de la concision ni le génie elliptique du papa d'Indiana Jones. Pour tricoter deux ou trois intrigues parallèles menant toutes à un même but (maîtriser le fantôme de Davy Jones et sa pieuvre Kraken), Bruckheimer s'emberlificote durant deux heures et demie. Deux heures trente d'effets spéciaux déployés avec la morgue d'un défilé du 14 Juillet sur les Champs-Elysées: à force d'aligner les sommets narratifs les uns derrière les autres, Pirates des Caraïbes 2 finit par les niveler. Au point que les incroyables baisses de régimes du deuxième et surtout de l'interminable troisième acte révèlent, au fond, la vanité vaine de l'entreprise tout entière.
Il est étonnant de penser qu'une attraction de dix minutes des parcs Disney ait pu donner naissance à un film pareillement tiré en longueur. Et la révolte pointe, carrément, lorsque, le générique venu, il apparaît qu'il faudra attendre l'été 2007 pour découvrir la fin de l'intrigue. Celle-ci ayant à peu près l'intérêt et l'épaisseur d'une blague Carambar, de qui se moque-t-on?
Pirates des Caraïbes: Le Secret du coffre maudit (Pirates of the Caribbean: Dead Man's Chest),de Gore Verbinski (USA 2006),avec Johnny Depp, Orlando Bloom, Keira Knightley, Bill Nighy. 2h30.