Excessivement timides du côté de la fiction, les cinéastes suisses se montrent nettement plus conquérants dès qu'il s'agit de documentaire. Après The Giant Buddhas de Christian Frei et The Short Life of José Antonio Gutierrez de Heidi Specogna, en voici un autre qui ne craint pas de s'aventurer loin de ses terres.

Drôle d'objet que ce Retour à Gorée, documentaire musical doublé d'une réflexion historique, à la fois film de commande et d'auteur, où vrai et faux se mêlent de manière impossible à démêler. En cela, le projet n'est pas sans rappeler le fameux Buena Vista Social Club de Wim Wenders (et Ry Cooder), sommet de référence en matière d'alliance entre passion musicale, réflexe documentaire et calcul commercial.

Né de la rencontre entre Youssou N'Dour et le pianiste de jazz genevois Moncef Genoud, liés d'amitié depuis 1995, imaginé par Emmanuel Gétaz, fondateur du Cully Jazz Festival, pris en charge par CAB Productions et finalement confié au réalisateur valaisan Pierre-Yves Borgeaud (né à Monthey en 1963), le film a des airs de making of d'un album-concept. Or, surprise, celui-ci n'existe pas! C'est donc bien le film lui-même le projet. Quant au disque d'accompagnement espéré par les producteurs, il est resté mort-né du fait de l'impossibilité de trouver une entente entre les parties...

Tout cela ne veut heureusement pas dire qu'on n'entend pas de bonne musique. Au contraire, celle-ci est l'un des principaux attraits du film, à base de rencontres inédites prises sur le vif, entre Youssou N'Dour et divers musiciens de jazz américains ou européens. Mais Retour à Gorée est aussi un «vrai film», avec un récit et une mise en scène travaillée. Partant de l'île de Gorée au large de Dakar, point de départ des navires de négriers et symbole de 300 ans d'esclavagisme, il relate un périple sur les traces de la musique «noire». D'Atlanta à La Nouvelle-Orléans et de New York à Dakar, le répertoire m'balax du chanteur se transforme, s'imprègne de jazz et de gospel. A l'arrivée, tout le monde se retrouvera pour un concert à Gorée, qui marquera aussi pour la plupart des musiciens un premier «retour» sur le continent de leurs ancêtres.

Avec ce voyage aux sources de la mémoire afro-américaine, qui tente de renouer le fil entre ceux qui sont restés et la diaspora, Retour à Gorée n'est pas sans rappeler le beau Little Sénégal (Rachid Bouchareb, 2001). Ici pourtant, il s'agira moins de mélancolie liée au drame fondateur que d'une célébration de la richesse culturelle, musicale et spirituelle, qui en est malgré tout issue.

Outre-Atlantique, les rencontres suscitées semblent parfois évidentes (le formidable batteur Idris Muhammad), parfois plus risquées (le groupe de gospel du pasteur W. Michael Turner Jr.) et surprenantes (la jeune chanteuse Pyeng Threadgill ou le virtuose suisse de l'harmonica Grégoire Maret). Tous se mettent au service de la star, de sa musique et de son «message». Car il y a bien sûr une part de militantisme, de revanche, dans cette reconquête de l'Amérique par un Africain. Lorsqu'ils rendent visite au poète Amiri Baraka, celui-ci trouve les mots qu'il faut, faisant écho à ceux du gardien de Gorée Boubacar Joseph N'Diaye pour compléter la belle entente musicale d'une touche de gravité historique.

Bref, on est ému comme on ne pensait pas que ce fut possible avec une suite de rencontres d'hôtel, de déambulations dans la rue et d'enregistrements en studio. Mais alors qu'on attend du film qu'il passe à la vitesse supérieure, la machine cale. Le retour par l'Europe (épisode au Luxembourg coproducteur, ajout de musiciens blancs) paraît plus laborieux et le final à Gorée pas aussi inspiré que prévu. Du grand concert attendu, devant un public apparemment trié sur le volet plutôt que populaire, ne subsistent en tout cas que des bribes.

Un bonus intitulé Retour à Gorée - le concert, prévu pour la sortie du DVD et récemment diffusé sur TSR2, devrait pallier cette frustration. Il n'empêche: le charme est rompu et on se surprend soudain à songer à tout ce que le film n'a pas montré: femmes, familles, agenda de la star et, surtout, l'argent. S'il était parvenu à les prendre en compte, sans doute Retour à Gorée aurait-il pu devenir un grand film, toutes catégories confondues.

Retour à Gorée, documentaire de Pierre-Yves Borgeaud (Suisse/ Luxembourg 2007), avec Youssou N'Dour, Moncef Genoud. 1h48.