Comme Oliver Stone découvrant en 1988 le livre de Jim Garrison sur l'assassinat de Kennedy On the Trail of the Assassins dont il fit le film JFK, le producteur zurichois Hans-Christian Fueter a eu l'illumination grâce à une lecture: Der Fall der Swissair de René Lüchinger. Il aurait pu en tirer un sous-JFK à la Suisse, soit un pamphlet excessivement sérieux et bavard, qui évite à tout prix le sentimentalisme pour se concentrer sur la véracité du vocabulaire et du fait économiques. Horreur.

C'est d'ailleurs exactement l'état du premier scénario qui en fut tiré avant l'arrivée sur le projet du réalisateur Michael Steiner et de son comparse Michael Sauter, scénariste de Je m'appelle Eugen. Sur le modèle de la série 24 Heures Chrono où histoire collective et destins intimes s'imbriquent, Grounding a pris la tournure qui lui permet de devenir une pierre blanche dans l'histoire du cinéma suisse: il a été décidé d'y adjoindre des personnages fictifs. A côté des figures connues, en particulier celles des deux grands rivaux du script Mario Corti (ici le pitoyable saint patron de Swissair) et Marcel Ospel (l'implacable diable patron de UBS), se sont donc ajoutés une hôtesse de l'air, un pilote, un employé de Gate Gourmet, etc. Comme si le mélange d'images d'actualité et de scènes reconstituées avec des comédiens ne représentait pas un niveau de difficulté suffisant!

Au bout du compte, Grounding - Les Derniers Jours de Swissair sort gagnant de tous ces défis. Historiquement, il va même plus loin que JFK, son modèle proclamé. Petites histoires contre grande histoire, images d'archives contre fiction (où il apparaît, par exemple, que Gilles Tschudi jouant Marcel Ospel fait un meilleur Marcel Ospel que le vrai Marcel Ospel): tout passe. Au culot, qui est démentiel pour un film suisse. A la mise en scène, très technique, qui égalise les histoires parallèles dans une même turbulence: filmé à plusieurs caméras, à l'épaule, Grounding est agité, pour les scènes en vol comme pour celles au sol, dans les scènes de ménage intimes comme dans celles des conseils d'administration, par les mêmes convulsions, toujours plus rapprochées, finalement inéluctables. Les uniques plans sur trépied soulignent l'instant du grounding.

Cette exigence technique, relevée avec virtuosité, libère le film du principal écueil qui le menaçait: grâce à ce tempo inhabituellement élevé dans la production helvétique, Grounding peut se permettre d'aligner des spécialités bancaires, du jargon économique et des détails plutôt pointus sans que la compréhension soit difficile. Question de style. Avec celui que choisit Michael Steiner, comprendre 80% de l'histoire suffit pour être captivé. Tant de films commerciaux baissent leur niveau d'information parce qu'ils prennent le public pour un troupeau d'imbéciles. Tant de films d'auteur aussi, et c'est presque une spécialité suisse, surlignent leurs intentions de peur de ne pas être bien compris. Pas Grounding, qui ose, pari fou, jouer sur la part incertaine qui, dans n'importe quel film, échappe toujours au public.

Parce qu'il ne dit pas toute la vérité, parce qu'il réinterprète la réalité aussi selon une dichotomie bons/méchants, Grounding est incontestablement un film de faussaires. Mais de faussaires assez courageux, voire géniaux, pour casser systématiquement toute représentation qui pourrait enfermer le spectateur. Là encore, quel culot! Les images télévisées de la fin de Swissair sont encore très présentes dans les esprits? Qu'à cela ne tienne: utilisons-les et soyons littéralement iconoclastes! Quoi de mieux pour réveiller une frustration collective que le silence juridique et la création de Swiss ont presque réussi à endormir au cours de ces quatre dernières années.

En tant que document, Grounding est donc un faux. Et les informations ou les révélations qu'on peut en attendre sur l'affaire elle-même ne sont pas à prendre très au sérieux. Par contre, la multiplication des paliers de narration et l'accélération du rythme saisissent ce que peu de films au monde (ne parlons pas de la Suisse où c'est une première absolue) parviennent à fixer: le sentiment d'un pays pris à la gorge, l'autopsie d'une névrose collective, le choc moral qui a ébranlé les mentalités, l'entrée dans l'ère de la paranoïa économique. En ce sens, Grounding est moins un film d'écoute ou d'information qu'un ouvrage d'images pures, de montage, qui, sans jamais s'adonner au cynisme ou à la caricature, exprime l'avènement d'une barbarie économico-politique aussi inhumaine que celles qui l'ont précédée.

Grounding - Les Derniers Jours de Swissair, de Michael Steiner (Suisse 2006). Dès mercredi sur les écrans.