En 1967, Claude Nobs crée un festival à moins de dix mille francs. Cette année, il coûte mille fois plus. Et pourtant, les bases sont les mêmes. «Une fête, de la plus grande qualité possible.» A côté de lui, à cette table où les héros de la musique universelle ont tous dîné, Lori Immi acquiesce. Chacun parle de relève depuis dix ans au moins. Et depuis que Nobs a passé une partie de cette année à se faire tricoter le cœur – il n'hésite pas d'ailleurs à vous montrer sa cicatrice «qui se résorbera» –, la question paraît encore plus urgente pour certains. Lori Immi, belle jeune femme d'un calme méditatif, conçoit l'affiche du Miles Davis Hall. Elle est talentueuse mais, il faut bien le dire, elle ne remplacera pas Nobs. Le fondateur a plutôt prévu une solution collective, dont un nombre prééminent de femmes. Parce que le rôle que Claude Nobs joue pour le Montreux Jazz, celui d'ambassadeur-VRP-cuistot-Régine-banquier-archiviste, personne ne le tiendra plus jamais après lui. «Vous savez, défendre pendant quarante ans une manifestation qui ne bénéficie d'aucune subvention, c'est un sacerdoce. J'adore Béjart, j'adore aussi Vidy. Mais est-ce que Montreux n'a pas fait autant pour l'image de notre pays?»
Les étudiants de l'Ecole hôtelière toute proche s'affairent pour le troisième plat. Une viande rouge, d'une tendresse grisée. Nobs surveille la qualité du service. «Pendant tout le festival, j'aurai une équipe de chez Rochat qui cuisinera ici.» Il dit cela avec des airs d'enfant qui farce. D'ailleurs, il y a chez Nobs des enthousiasmes juvéniles. Dans son labyrinthe de chalet, les murs sont tapissés de locomotives miniatures, de motocyclettes de collection et de juke-box vieux style. Un palais pour petit garçon qui a réalisé ses rêves. Il extrait d'un tube le projet d'affiche de la prochaine édition, la quarantième (un élégant couple de l'illustrateur Julian Opie). En 2006, il serait prêt à mettre près de trois cent mille dollars pour faire venir à Montreux Prince ou Stevie Wonder. Le combat s'annonce difficile, il doit marchander avec des agents qui ne se soucient guère de la beauté du geste. Claude Nobs sait d'abord parler aux artistes. En somme, il est l'un d'entre eux. Pas parce qu'il souffle par intermittence dans un harmonica. Mais parce qu'il a réussi à transformer une station pour vieilles Anglaises en temple de la musique contemporaine. Cela requiert de l'art.