Un coup de bélier romain en guise d'ouverture. La Societas Raffaello Sanzio devrait ce soir et demain faire trembler le Théâtre du Passage à Neuchâtel, fidèle à une poétique transdisciplinaire déclinée depuis vingt ans à travers l'Italie, où elle est basée, et l'Europe. Le metteur en scène Romeo Castellucci, sa sœur Claudia et Chiara Guidi, établis à Cesena, bousculent le spectateur, rendant à la scène ses ombres terrifiantes, révélant sa chair, même mutilée, ses voix, suraiguës, ses chants, volontairement discordants. Spectacles insoutenables pour certains. Révélation pour d'autres. Expérience intérieure pour beaucoup, en des territoires où le théâtre s'avère méconnaissable, affranchi de ses limites, de sa bienséance, et renouant avec ses origines nocturnes.

Coup de bélier donc ce soir au seuil de Giulio Cesare, passage par les catacombes inspiré de Shakespeare. L'arme de guerre devrait crever la toile, pitoyable rideau de cérémonie, pour que s'affaissent, au milieu des ruines, Jules César, ici un vieillard squelettique, Cicéron, joué par un colosse, Marc-Antoine, incarné par un comédien laryngectomisé. Tout comme Le Voyage au bout de la nuit de Céline transformé en 1999 en déflagration pornographico-sonore, tout comme Genesi from the museum of sleep, réinvention du monde entre la Bible et l'éprouvette, présenté à Zurich en 1999, ce Giulio Cesare devrait diviser. Esthétique transgressive donc qu'évoque Claudia Castellucci, dramaturge de la troupe.

Claudia Castellucci: Notre théâtre est obscène au sens étymologique du terme. La tragédie hellénique dissimulait les épisodes les plus horribles derrière un voile. La tragédie romaine, elle, montrait tout. C'est ce que nous faisons.

Le Temps: Qu'est-ce qui compose ce «Giulio Cesare», créé en 1997?

– Romeo Castellucci, le metteur en scène, a collecté beaucoup d'éléments: des images, des textes poétiques et philosophiques, des musiques, etc. Le tout forme un matériau très riche à partir duquel se constitue une première constellation d'idées. Dans ce magma, deux thèmes pour nous centraux: la rhétorique et les mécanismes du pouvoir.

– Qu'avez-vous conservé de l'œuvre originale?

– Le premier et le deuxième acte, qui sont antinomiques et complémentaires. Dans le premier, tout est monumental. Marc-Antoine discourt du haut de son piédestal. C'est l'expression de la puissance de la parole. Dans le deuxième, tout l'appareil rhétorique, tout l'apparat du pouvoir, ont volé en éclats. Brutus, meurtrier de César, et Cassius, adversaire du dictateur, sont comme des enfants. Ils sont d'ailleurs représentés par deux femmes aux corps maigres, quasi enfantins, et comme brûlés par un incendie. Nous voulions ainsi suggérer cette part de mélancolie qui travaille la pièce de Shakespeare.

– Pourquoi recourir à des comédiens littéralement hors normes?

– Nous ne voulons pas d'acteurs passés par le moule des académies. Ils ont tendance à se conformer à des standards. Or, la scène est pour nous un champ de forces, médiatisées souvent par des personnalités singulières. C'est la vie qui se joue sur nos plateaux et celle-ci a mille corps.

– L'infirmité affichée de certains comédiens s'inscrit donc dans une rhétorique théâtrale.

– Oui. Que l'acteur qui joue Marc-Antoine soit laryngectomisé n'est pas gratuit. Cet interprète a assimilé une technique qui lui permet de produire une parole à travers l'œsophage. Il parle donc littéralement à partir d'un manque, ce qui est riche de sens dans ce Giulio Cesare jonché de morts.

– Une partie du monde culturel italien s'est mobilisée contre le gouvernement Berlusconi, via manifestes et interviews. La Societas Raffaello Sanzio a préféré garder le silence. Pourquoi?

– Il n'y a qu'une résistance possible à nos yeux: nous consacrer à notre art. Les formes et les visions que nous produisons sont autant de contrepoints au discours de Berlusconi. Nous n'avons pas de temps à perdre en de vaines polémiques.

– Comment définiriez-vous votre art auprès d'un spectateur néophyte?

– D'abord, nous ne cherchons pas à provoquer, la provocation étant à nos yeux un acte superficiel. Et si nous aspirons à ébranler le spectateur, c'est à la manière des tragiques anciens. Nous voulons réinventer l'espace de la tragédie, cet endroit où l'on peut envisager la mort. Reste que notre expérience n'est pas sociale, mais artistique, c'est-à-dire aussi politique. Notre théâtre se veut traversé par toutes les formes que prend la vie.

Giulio Cesare, Neuchâtel, Théâtre du Passage, ve 28 et sa 29 à 20 h 30. Loc.032/717 79 07.