Clint Eastwood, vibrant Oscar
Samedi, le choix des Césars avait réjoui. 24 heures plus tard, celui des Oscars enchante: meilleurs film, réalisateur, actrice et second rôle masculin, «Million Dollar Baby», qui sort le 23 mars, a logiquement remporté, en lui laissant des clopinettes, le duel qui l'opposait à «The Aviator» de Martin Scorsese. Récit, au cœur de la nuit.
Elle est toute fringante, Ruth Eastwood, à 20 h 45 heure de Los Angeles, 5 h 45 heure suisse sur Canal +. Tellement fière de son grand garçon, Clinton Junior devenu Clint, grand vainqueur de la cérémonie des Oscars douze ans après le triomphe d'Impitoyable. Pendant un instant, la salle du Kodak Theater s'emplit de cet amour filial. Champ: Clint, en Armani, meilleur film et meilleur réalisateur pour Million Dollar Baby. Contrechamp: Ruth. Clint: «J'ai la chance d'être toujours là avec ma maman. Vous lui faites un nouveau cadeau. Merci à elle. Merci maman. Et merci à vous d'avoir pensé à un film réalisé par une équipe du troisième âge. Mais vous venez d'offrir un Oscar d'honneur à Sidney Lumet qui a 80 ans, alors je me sens comme un gamin et c'est heureux: j'ai encore des choses à réaliser.» Le fils, 74 ans, jette un dernier regard sur sa mère, 96 ans, avant de quitter la scène.
A l'issue de cette 77e Nuit des Oscars, Clint Eastwood vient de rejoindre le club très fermé des réalisateurs deux fois primés. Seuls John Ford avec quatre Oscars, ainsi que Frank Capra et William Wyler avec trois ont fait mieux (lire en page 2). Mieux, Eastwood permet à Hilary Swank, sacrée meilleure actrice pour son rôle de jeune boxeuse – la Million Dollar Baby du titre –, d'égaler, à 30 ans seulement, Elizabeth Taylor, Jane Fonda, Jodie Foster, Olivia de Havilland, Ingrid Bergman et Katharine Hepburn avec deux Oscars: la comédienne avait déjà décroché la prestigieuse statuette en 2000, pour Boys don't cry de Kimberly Peirce. Une habituée, en somme, qui ne s'est cette fois pas laissée submerger par l'émotion: «Je ne sais pas ce que j'ai fait pour mériter ça. Je ne suis qu'une fille élevée dans une caravane et qui avait un rêve. Je n'aurais jamais pensé que ça puisse arriver. A commencer par la nomination et même la possibilité d'être une actrice qui travaille.» Puis, après des mercis explosant les 27 secondes allouées: «Et Clint. Clint Eastwood. Merci d'avoir cru en moi. Tu es «mo chuisle».» La traduction simultanée de Canal + s'interrompt brusquement: «mo chuisle»? «Mon sang» ou «le pouls de mon cœur» en gaélique, comme on pourra le découvrir et en pleurer d'émotion dans Million Dollar Baby dès le 23 mars.
Clint Eastwood s'impose surtout comme le pouls des acteurs. L'an dernier, avec Mystic River, il avait propulsé Sean Penn et Tim Robbins, respectivement, jusqu'aux Oscars du meilleur acteur et du meilleur second rôle masculin. Rebelote cette année puisque, en plus d'Hilary Swank, Morgan Freeman se voit gratifié, enfin après quatre nominations, du titre de meilleur second rôle masculin. La technique éprouvée d'Eastwood, sa collaboration avec des techniciens qui l'accompagnent depuis des décennies et son ouverture à l'improvisation sont pour beaucoup dans sa maîtrise aujourd'hui parfaite de la direction d'acteurs.
Ce «labor of love» évoqué par Freeman sur scène permet également à la communauté afro-américaine d'asseoir davantage sa présence dans une cérémonie qui l'a longtemps boudée. Avec le sacre prévisible de Jamie Foxx pour son incarnation de Ray Charles dans Ray de Taylor Hackford (lire LT du 22.02.2005), la délégation des acteurs noirs a réalisé un doublé. Dans la coloration de la cérémonie, dominée par les Afro-Américains, du comique maître de cérémonie Chris Rock à la chanteuse Beyoncé, la réussite de Morgan Freeman et de Jamie Foxx n'a pas suscité de commentaires particuliers. Alors qui s'agit d'un événement: faut-il vraiment rappeler que, avant eux, seuls avaient gagné Hattie McDaniel pour son second rôle dans Autant en emporte le vent en 1940, Sidney Poitier comme meilleur acteur dans Le Lys des champs de Ralph Nelson (1964), avant d'attendre jusqu'à, plus récemment, Denzel Washington, Cuba Gooding Junior et bien sûr Halle Berry.
Et tandis que la cérémonie s'est égrenée, sans manifestation politique, comme résignée à l'évidence du règne d'Eastwood, la poussière a fini par retomber sur l'autre grand favori: The Aviator de Martin Scorsese. Récompensé avec des cacahouètes et une amusante déclaration d'amour de la meilleure actrice dans un second rôle Cate Blanchett («Marty, j'espère que mon fils épousera ta fille!»), le cinéaste est reparti bredouille. Dans le duel qui l'opposait à Eastwood, il avait, cette fois, le soleil dans les yeux. Il se console sans doute en se souvenant d'Alfred Hitchcock, cinq fois nommé jamais primé, exactement comme lui.