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Clowns, anges et démons mènent le bal dans le cirque magnifique de Luciano Berio

Scène. Philippe Arlaud propose un admirable spectacle crépusculaire à partir de «Un Re in ascolto», «action musicale» du grand compositeur italien que le Grand Théâtre de Genève présente en première romande

Œuvre touffue, terriblement complexe. C'est un texte en fragments pour une méditation philosophique d'une envergure intellectuelle peu commune à l'opéra – mais justement, nous ne sommes pas à l'opéra, nous sommes à l'invention d'autre chose, définie par Luciano Berio comme une «action musicale». Prospero y rêve d'un «autre théâtre», alors que l'on répète autour de lui La Tempête de Shakespeare dans une version insensée… Qui est Prospero, ici flanqué d'un derviche tourneur qui serait son Ariel, tombant des cintres et flottant dans les airs? Vit-il cette situation, est-il en train de la rêver, d'en reconstituer les lointains souvenirs? Quelles sont ces sopranos venues auditionner, jusqu'à l'arrivée de la Protagoniste, qui accuse Prospero avant sa mort: «Tout en toi est incomplet […]. Ton chant est au fond de la mer»? N'est-ce pas le procès de l'opéra, mort depuis un siècle et pourtant toujours ressuscité, que cet ouvrage dresse sous la forme d'énigme métaphorique?

Le jeu des questions est infini dans Un Re in ascolto (Un Roi à l'écoute), créé en 1984 au Festival de Salzbourg et présenté en première romande par le Grand Théâtre de Genève. De ce fait, le metteur en scène est libre d'y jouer sur tous les registres. Signant à la fois les décors, les lumières et la mise en scène, Philippe Arlaud réalise un magnifique objet de théâtre, d'une splendeur esthétique exceptionnelle, qui transforme la scène du Grand Théâtre en un cirque onirique traversé par un anneau incliné, à la fois piste aux étoiles et frontière d'un jeu dont Prospero n'échappe que pour mourir. Le plateau se dévoile progressivement, après que des voiles, des cages métalliques, des rideaux de plastique s'en sont retirés. Ce bazar est habité de divas et de chanteurs de music-hall, d'acrobates et de figures grotesques, sous l'autorité d'un metteur en scène autocrate (Philippe Lefebvre, agité superbe, malgré une forte grippe). Mais y règnent également ses artisans, peintres du décor, machinistes, avec des ailes d'ange: sommes-nous montés au paradis, ou plongés dans l'inconscient, ce lieu où la voix intérieure peut enfin se faire entendre? Tout est fantasque, confus, dans une constante superposition des niveaux de réalités et de significations. Les nombreuses références, cinématographiques, plastiques, répondent au jeu des citations cher à Berio: nous sommes bien devant la confusion organisée que l'ouvrage prend pour matériau. Tout au plus Philippe Arlaud a-t-il surligné une douceur poétique, proche de Chagall, que le compositeur ne cesse de déjouer par le texte et par la musique. Mais c'est au service d'une fête crépusculaire extraordinairement maîtrisée, d'une imagination, d'un humour splendide, où chaque personnage est sauvé par la féerie. Tout aussi remarquable est la direction d'orchestre de Patrick Davin. Le jeune chef français, qui fut l'assistant de Berio avant de diriger d'importantes créations contemporaines, unifie ce discours fragmenté, lui donne une fluidité, une légèreté mozartienne sans en altérer la rigueur. L'Orchestre de la Suisse romande, si loin de ses habitudes, est pourtant magnifique, avec des textures de timbres savamment dosées, une articulation rythmique très claire. Plusieurs solistes accomplissent des tours de force, comme le pianiste et ténor Jean-Marc Bouget. Face à ses démons et ses anges, Arman Arapian domine avec noblesse les sombres monologues de Prospero et le lyrisme de Berio, immergé dans l'histoire du genre opéra, est dans l'ensemble mieux servi par l'imposante distribution que les aspects plus modernes de son écriture vocale. Mais tel est bien le choix de cette production: séduire plutôt que brusquer, aider plutôt qu'éconduire. En ce sens, le contrat est rempli, jusqu'à provoquer un enthousiasme que personne, dans cette salle et pour cet ouvrage, n'aurait osé prédire.

Un Re in ascolto, de Luciano Berio. Grand Théâtre de Genève, les 1er, 3, 5 et 7 février à 20 h. Loc. 022/418 31 30.