«Aaargh! Démasqué!» Voilà ce que Nikita Mandryka a répondu l'autre jour au Temps, après que le journal eut percé la vraie personnalité du dessinateur et celle de son avatar vert, le Concombre masqué. Cela n'a pas été une mince affaire. Des heures de lecture, des interviews de spécialistes et de proches, ainsi qu'un entretien de deux heures avec le principal intéressé, autour d'un plat de pâtes aux légumes, avaient laissé le journaliste dans un état de confusion extrême. Quelques jours plus tard, toutefois, la cervelle faiblement éclairée du rédacteur s'est illuminée d'un coup. Bang! Il avait trouvé la solution de l'énigme Mandryka. Une fois confondu, celui-ci n'a pu que donner raison au Temps. Ah, ah…

Cette extraordinaire découverte n'est pas le fruit du hasard. Mais plutôt de l'actualité. Zep, impressionné durant son adolescence par le Concombre masqué, auquel il rend tribu dans son exposition d'Angoulême, a poussé le journaliste sur la piste de Nikita Mandryka. Le dessinateur français, âgé de 64 ans, installé depuis quelques années à Genève, sera en personne à Angoulême, pour participer à des débats, et surtout pour dédicacer son nouvel opus: L'Intégrale du Concombre, 300 pages d'aventures cucurbitacées parues entre 1969 et 1983 dans Pilote.

Encore faudra-t-il qu'il reste des ouvrages à dédicacer: sortis en novembre dernier, les 8000 exemplaires de L'Intégrale ont presque tous trouvé preneurs. Au grand étonnement de l'intéressé, dont les albums n'ont jamais réalisé des scores extraordinaires, un retirage est envisagé. Il est vrai que la notoriété de son petit personnage, comme il a pu le constater en s'installant à Genève, reste vive auprès des jeunes, moins jeunes et encore moins jeunes.

Apparues dans le journal Pilote sous forme de feuilleton à la fin des années 60, Les Aventures potagères du Concombre masqué détonnaient, et détonnent toujours dans la BD francophone. Le concombre lui-même, son ami Chourave, le cactus-blockhaus où il loge, son environnement (le bien-nommé désert de la folie douce), ses expressions («Keskeucé?», «Bretzel liquide!»), son rapport conflictuel à la réalité, à l'espace, au temps et surtout à la logique en font un héros irréductible, c'est-à-dire qui ne peut pas être ramené à autre chose. Il est unique. Et durable, au point que ses tribulations paraissent inscrites dans la mémoire collective. Il suffit de dire «Concombre masqué» à son entourage pour que surgissent le souvenir d'éléphants qui jouent au bowling dans le grenier, la pousse lente des rochers dans un jardin zen ou le soleil paresseux qui chaque matin peine à se réveiller.

Tout serait simple, et au final guère intéressant, si la création de Nikita Mandryka n'était qu'une pataphysique jalonnée de calembours et de néologismes. Or elle est bien davantage. L'originalité de Mandryka est celle d'un recours virtuose à l'absurde et au non-sens poétique, une configuration intellectuelle plus anglo-saxonne que latine. L'auteur lui-même est troublé par sa parenté psychique, voire névrotique, avec Lewis Carroll. Comme le père d'Alice, Nikita Mandryka est le type même du créateur qui a réussi à métaboliser son trouble affectif dans son art, et à lâcher la bride à son inconscient.

Ce n'est pas du freudisme de pacotille. Il faut voir comment les idées de Mandryka rebondissent de case en case, minent la surface molle du langage, questionnent sans fin l'existence et nient un sens à l'aventure potagère collective dans laquelle nous sommes tous embarqués. Ce patient-là a dû donner du fil à retordre à son analyste. Comme le psychiatre était lacanien, il a donné à Mandryka l'envie de traquer l'inconscient dans le verbe, et à filer la métaphore dans le désert de la folie douce. Cela a l'air sérieux, et même un peu grave, mais vous en connaissez beaucoup, vous, des auteurs de BD qui placent la rétrospective de leur travail créatif sous une citation de Goethe: «Vous nous introduisez dans la vie; vous infligez au malheureux la culpabilité, puis vous l'abandonnez à la peine, car toute faute s'expie ici-bas»?

Nikita Mandryka, dont les grands-parents étaient russes, mais qui a grandi en Afrique du Nord avant d'avoir l'idée du Concombre dans le Jura, n'est donc pas quelqu'un de facile à déchiffrer. Surtout que sa personnalité est enrobée de cultures littéraire (il a tout lu), scientifique (les gluons et quarks sont ses copains), philosophique (tendance Heidegger) ou économique (il cite Galbraith dans le texte). Oui, pas simple, le Mandryka, mais toujours drôle et surprenant. Et lesté du désir d'être reconnu comme un auteur à part entière, un créateur qui aurait signé une œuvre classique.

C'est le cas, qu'il soit rassuré. En revanche, Mandryka a été moins rassuré lorsque Le Temps a fini par le démasquer grâce à l'aide de Lewis Carroll. Celui-ci a écrit un long poème pour décrire un animal mystérieux, le Snark. Au terme de son poème, Lewis Carroll dit enfin ce qu'est en réalité le Snark. Il utilise alors un mot qui, hasard fantastique, résume d'un coup la personnalité de Nikita Mandryka. «Car le Snark, voyez-vous, n'est autre qu'un bojum», précise Lewis Carroll. Le père du Concombre s'est incliné: «Oui, je suis un bojum», a-t-il avoué en baissant la tête. Demeure toutefois un petit problème: personne n'a jamais su ce qu'est un bojum.

Le Concombre masqué, l'Intégrale des années Pilote, Nikita Mandryka, Dargaud, 308 pages.