Contre-culture: «Berlin-Est, on aurait dit un autre monde»
Musique
L’ouvrage «Der Klang der Familie» conte comment l’électro s’est développée après la chute du Mur il y a 30 ans, précipitant à travers le développement d’une contre-culture les conditions de la réunification allemande. Entretien téléphonique avec son coauteur Felix Denk

Le 9 novembre 1989, à Berlin, tombe le «mur de la honte». A l’Est, où l’administration s’est écroulée, d’immenses espaces qui concentrent un nombre sidérant d’immeubles, d’usines ou d’entrepôts hier encore occupés sont brusquement abandonnés. Une jeunesse désœuvrée s’en empare, les transfigurant pour quelques mois en clubs clandestins où, sans que nul ne regarde, on danse sur les ruines du vieux monde gris au son d’une musique neuve, haletante: la techno. Dans Der Klang der Familie («Le son de la famille», titre d’un disque du DJ berlinois Dr. Motte), les journalistes allemands Felix Denk et Sven Von Thülen rapportent par le biais d’entretiens nerveux menés avec les principaux acteurs de la scène techno berlinoise cette épopée tumultueuse vécue entre débrouille, anarchisme, nuits blanches et endorphine.
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Ou comment au cœur d’une salle des coffres désaffectée ou d’anciennes manufactures reculées transformées en dancefloors clandestins et sauvages une génération a proclamé sur une musique robotique «la fin des hiérarchies», la naissance «d’utopies politiques», et imaginé les dynamiques d’une réunification traversée de tensions.
«Le Temps»: Peu après la chute du Mur, à quoi ressemble Berlin-Est?
Felix Denk: Un peu à ce que j’ai découvert en venant m’installer ici en 1994, alors que j’étais étudiant: un paysage uniformément gris, déprimé, qui s’étalait à perte de vue entre immeubles vides et immenses usines désaffectées. On aurait dit un autre monde! Un monde aux espaces gigantesques comme laissés en friche et pourrissant sur pied. Après la chute du Mur, Berlin s’est réveillée sonnée. Dans sa partie est, où l’administration locale s’était évaporée, la ville ressemblait à une «zone autonome temporaire». On pouvait profiter du désordre pour squatter un appartement, ouvrir une boutique, une galerie d’art, un bar ou un club.
Ce qui importait ici, c’était de créer de nouvelles manières de vivre et de faire
Comment procédait-on?
On dénichait un lieu, on l’investissait, on y testait un concept et on regardait si ça fonctionnait sans se soucier d’argent (personne n’en avait), de législation (il n’en existait plus), de sécurité ou de tapage nocturne. Car si un voisin se plaignait du vacarme, auprès de qui aurait-il bien pu se plaindre? Et quand bien même vous étiez délogé d’un endroit, vous pouviez toujours en retrouver un autre ailleurs et recommencer. Ce qui importait ici, c’était de créer de nouvelles manières de vivre et de faire, dans la musique comme dans tous les compartiments de la vie.
Quels ont été les premiers clubs fondés durant cette période?
Le plus important fut certainement le Tresor («coffre-fort» en allemand), un espace créé dans la salle des coffres d’un ancien magasin Wertheim datant de 1926, près de la Leipziger Platz. Quand les organisateurs Achim Kohlenberger et Johnnie Stieler ont découvert et loué pour pas cher cet endroit tapissé de centaines de coffres fracturés, on n’y trouvait ni eau ni électricité. Leur initiative jusqu’au-boutiste traduit l’état d’esprit qui régnait alors dans la scène techno berlinoise.
Comment la techno berlinoise s’est-elle arrachée à l’underground pour devenir une économie prospère?
A Francfort et Munich, notamment, on a commencé à entendre parler de ce qui se passait ici: l’effervescence du réseau des clubs clandestins, la créativité insouciante qui y régnait ou bien l’extravagance de la Love Parade – une «technoparade» annuelle organisée sur le Kurfürstendamm, l’axe principal de Berlin. En 1994, cet événement a réuni 110 000 personnes, faisant bientôt de la techno un véritable phénomène de masse. Là, la scène s’est professionnalisée et une industrie s’est organisée entre DJ, labels, magazines, organisateurs concurrents ou rave parties totalisant jusqu’à 20 000 personnes chaque week-end.
De quelle manière le tourisme clubbing a-t-il participé au phénomène de gentrification et d’inflation des loyers dont souffre Berlin aujourd’hui?
En deux décennies, la ville est passée d’un lieu libre et fauché à cette cité devenue capitale nationale et fédérale, et pôle financier international. Je ne crois pas que ce phénomène soit simplement dû au «clubbing EasyJet». L’augmentation du coût de la vie vulnérabilise les jeunes et les créatifs, mais frappe aussi les lieux culturels: les clubs ou les galeries d’art en particulier qui doivent maintenant composer avec d’importantes hausses des loyers. Un écosystème fragile est menacé dans sa globalité.
Felix Denk et Sven Von Thülen, «Der Klang der Familie – Berlin, la techno et la chute du Mur», traduit de l’allemand par Guillaume Ollendorff, Ed. Allia, 400 pages.