Des créations numériques pour parler du deuil
Technologie
Non, la réalité virtuelle n’est pas destinée qu’aux amateurs de jeux vidéo ou de films de science-fiction. Les œuvres «Homestay» et «Vestige» démontrent la puissance de cette technologie pour nous faire réfléchir à des thématiques intimes

Pendant cette année des 20 ans, Le Temps met l’accent sur sept causes emblématiques. La sixième porte sur «la technologie au service de l’homme». Nous mettrons en avant des entreprises dont le moteur est d’utiliser la technologie pour améliorer notre quotidien. Le Temps se demande aussi comment l’art, via la réalité virtuelle, permet de réfléchir sur notre condition.
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Parler du deuil, et même du suicide, via la réalité virtuelle? A première vue, l’opération semble plus que délicate. Marier des sentiments aussi personnels et douloureux avec une technologie de pointe est en apparence risqué. Mais après avoir visionné les œuvres Homestay et Vestige, le doute n’existe plus: la réalité virtuelle, ce n’est pas qu’une affaire d’amateurs de jeux vidéo ou de films de science-fiction. C’est aussi un moyen extrêmement puissant pour se plonger dans des thématiques qui nous touchent de très près.
Homestay (L’échange, en français) et Vestige feront partie des œuvres présentées lors du Geneva International Film Festival (GIFF), dès le 2 novembre prochain. Au sein du festival, ces deux expériences participeront au programme Sensible, dont Le Temps est partenaire. Ces œuvres visent à replacer l’humain au centre de la réalité numérique.
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Un choc imprévisible
La première œuvre, que nous avons pu visionner en avant-première, est à la base une histoire toute simple. C’est celle de Taro, un étudiant japonais qui passe une année dans une famille d’accueil au Canada. Un jour, Taro est découvert inanimé dans la maison après s’être pendu. Pour la famille, c’est un choc d’autant plus violent que rien, absolument rien, ne laissait présager une telle tragédie.
C’est cette recherche de sens que Paisley Smith a voulu raconter dans son œuvre. Elle est directement impliquée dans cette histoire, puisqu’elle faisait partie de la famille d’accueil. Avec le National Film Board of Canada (NFB) et l’agence de design Jam3, Paisley Smith a créé une œuvre d’une déroutante simplicité apparente. Après avoir revêtu un casque (HTC Vive ou Oculus Rift) et s’être muni des manettes, le spectateur est immergé dans une succession de paysages semblables à des origamis. Il fait progresser l’histoire en attrapant des petites étincelles rouges, faisant se succéder à l’écran ponts, arbres en fleur ou bateaux de papier inspirés du Nitobe Memorial Garden de l’Université de Colombie-Britannique. C’est l’endroit où Paisley Smith se rendait pour pleurer la mort de Taro. Tableau après tableau, elle raconte de manière simple cet étudiant introverti et l’incompréhension totale vis-à-vis de sa disparition.
Symboles de fragilité
Les scènes se succèdent et le spectateur ne peut que faire progresser l’histoire, sans jamais la faire dévier de son cours. Les simples origamis symbolisent la fragilité de nos relations avec les autres, explique au Temps Paisley Smith. «En avançant dans l’histoire, vous perdez le contrôle et la possibilité d’avoir un impact sur le monde – exactement ce qui arrive lorsque vous essayez d’expliquer pourquoi un suicide se produit. Parfois, vous ne saurez jamais.» L’artiste poursuit en expliquant que «la simplicité des visuels est en contraste avec l’immense confusion que provoque un suicide. Mon espoir est que, lorsque le spectateur se trouve dans le jardin, celui-ci lui offre un espace où il peut réfléchir sur cette histoire complexe et émotionnelle et finalement songer à sa propre vie et à ses relations personnelles.»
Homestay offre, comme le souligne Paisley Smith, des interactions extrêmement simples. Par exemple, lorsque l’on touche le bateau de papier, il coule. «Et quand on essaie de toucher les feuilles autour de soi, elles disparaissent soudainement pour vous laisser dans un monde très calme», poursuit l’artiste. On ressort de l’expérience, qui dure une quinzaine de minutes, autant apaisé qu’inquiet. Inquiet d’un monde si fragile qui nous entoure. Inquiet de ne sans doute pas connaître si bien que cela ceux qui nous entourent.
Au bord des larmes
La seconde œuvre de réalité virtuelle parlant de la mort, Vestige, utilise une technologie bien différente. Le spectateur va suivre, de manière passive, l’histoire d’amour entre Lisa et Erik. Lisa a perdu son mari lors de sa 40e année, des suites d’une maladie. Six mois après son décès, elle a raconté son histoire à Aaron Bradbury, qui a alors décidé d’en réaliser, avec elle, une œuvre en réalité virtuelle.
Une œuvre poignante qui laisse le spectateur, au bout d’une dizaine de minutes, au bord des larmes. Comme dans un rêve, on aperçoit autour de soi les souvenirs de Lisa et Erik. Leurs moments de bonheur, les facéties d’Erik puis, à la fin, ce dernier sur son lit d’hôpital. Ces instants sont racontés de la voix intense et pleine d’émotion de Lisa. Et en parallèle, la technologie utilisée dans cette œuvre rend les deux personnages extrêmement réels, dessinés comme par des traits de lumière agités dans la nuit. On se croit vraiment en plein rêve, et c’est pourtant la vie réelle de ce couple qui défile sous nos yeux, avec la voix de Lisa cassée par le deuil qui nous accompagne.
Pour Emmanuel Cuénod, directeur artistique du GIFF, «Vestige, graphiquement superbe, nous montre comment la mémoire peut recréer l’être que l’on aime et comment il se transforme dans nos souvenirs». Le pari est aussi réussi pour Homestay, selon le responsable. «On nous dépeint souvent la réalité virtuelle comme un monde froid, mais cette œuvre nous prouve le contraire: cette technologie nous parle de problématiques fondamentalement humaines. En l’occurrence, elle nous ramène à cette insoluble énigme: comment ne pas se rendre compte qu’un être que l’on côtoie tous les jours va si mal, au point de vouloir disparaître du jour au lendemain?»
Dans le cadre du GIFF, du 2 au 10 novembre 2018. Billetterie et réservations: www.giff.ch.