C’est un complexe de bâtiments en béton beige-gris, dans la banlieue nord-ouest de Copenhague. Une aile comprend maintenant un supermarché, qui propose terreau et bûches de bois. A l’arrière, de grandes halles, avec des affiches vissées sur leurs flancs. Des studios de tournage. Naguère siège de DR, la télévision publique danoise, le bâtiment a été réaménagé en 2006, quand DR a investi un nouveau quartier général, au sud de la ville. Ici, au nord, c’est le département des fictions du diffuseur public qui a hérité des locaux. Dans l’un des quatre studios était bâti le bureau de la policière Sarah Lund, l’héroïne de The Killing (Forbrydelsen) .

«Nous sommes dans la pièce des auteurs, qui est aussi utilisée pour les lectures avec les acteurs et les réalisateurs. A côté, il y a les salles de montage», décrit le scénariste Søren Sveistrup, créateur de The Killing. Une salle fonctionnelle des années 1960, grande table ovale beige, et sur l’un des murs, six panneaux blancs pour les notes et schémas. Ici s’est élaboré, depuis le milieu des années 2000, le premier acte de l’aventure de la fiction TV nordique. The Killing, le suspense policier dont la noirceur a gagné une part non négligeable de la planète. Puis, dans son sillage, la série politique Borgen, aussi couvée par DR. Ces séries sont terminées, après trois saisons: pour les francophones, sur Arte et en DVD, leurs derniers chapitres restent à découvrir, sans doute à partir de l’automne.

Des adaptations dans plusieurs pays

«Quand The Killing a commencé à être diffusée en Grande-Bretagne, j’ai reçu de nombreux mails d’éditeurs qui pensaient qu’il s’agissait de l’adaptation d’un roman, et qui voulaient le publier. A ce moment-là, nous avons réalisé que quelque chose se passait», raconte Søren Sveistrup. Le phénomène a pris une ampleur spectaculaire. The Killing, puis Borgen sont regardées du Japon au Brésil, en passant par la Russie et la Corée du Sud. Les Américains ont adapté les investigations de Sarah Lund, et des options sont prises pour des versions locales en Turquie, en Inde et en Russie. Outre le fait d’avoir reçu une lettre personnelle du premier ministre britannique David Cameron, un téléspectateur captivé par sa collègue fictive du Danemark, l’équipe de Borgen a aussi écho d’une version américaine. Les ventes de DVD – dans la seule zone Benelux, il s’en est écoulé trois fois plus qu’au Danemark –, le visionnement en ligne, voire le piratage, font grossir cette déferlante danoise.

Les pays scandinaves explosent

Et, désormais, Copenhague n’est plus le seul laboratoire nordique de la fiction TV. Découverte récemment sur Arte, la suédoise Real Humans (Äkta Människor) se fraie un joli chemin sur la scène internationale. D’initiative suédoise, mais en coproduction avec les Danois, Bron/Broen, ou The Bridge, enquête après la découverte d’un corps sur le pont reliant Copenhague à Malmö, constitue la nouvelle perle plébiscitée, là aussi, en Angleterre. Elle est en train d’être adaptée (dans le tunnel sous la Manche…) par Canal + et des partenaires anglais. Il y a deux semaines a commencé aux Etats-Unis la diffusion de la version américaine, à la frontière mexicaine.

La Norvège aussi. Appuyés par des capitaux du site américain Netflix, des scénaristes font sensation avec Lilyhammer, histoire d’un mafieux – joué par un ancien acteur des Sopranos – en résidence protégée au bord des fjords. D’autres pays pourraient suivre: en Finlande, les auteurs concoctent des comédies urbaines susceptibles de plaire alentour. Dans la foulée, même les séries islandaises, moins dotées financièrement mais non sans intérêt, pourraient commencer à intéresser au-delà des océans.

Une formule unique

Cette vague doit presque tout à The Killing, qui l’a lancée. Le Danemark a pourtant une riche tradition de séries, par exemple la chronique sociale Matador (1978-1982). En 2004, Ørnen, une fiction policière, avait déjà conquis quelques territoires lointains, dont un étonnant succès en Australie. Toutefois, sans conteste, c’est Sarah Lund qui a révélé les extérieurs nuit de Copenhague aux yeux des amateurs du monde. «Elle a pavé la voie», note Camilla Hammerich, productrice de Borgen. Par sa nature de polar, la série de Søren Sveistrup se prêtait mieux à l’exportation. Elle arrivait en outre à un moment propice, concède le scénariste, qui évoque la mode du polar nordique: «Je n’avais pas lu Stieg Larsson [l’auteur de Millenium] en commençant à préparer The Killing, et les comparaisons, parfois, me contrarient! Mais de toute évidence, il a ouvert une brèche…» Toutefois, Borgen prouve que la qualité danoise convainc même au-delà de la mécanique policière.

S’il y a une recette du miracle danois, elle semble résider dans un subtil mélange d’inspirations internationales et de caractère national. Même dans la conception des histoires. Søren Sveistrup confie ses influences sans détour. Citant même Friedrich Dürrenmatt, il mentionne Twin Peaks, ou une série américaine des années 1990, Murder One: «Je ne comparais pas mon travail à la production danoise, je regardais sur la scène internationale. En même temps, je voulais me différencier du cliché du crime réglé en 44 minutes, avec toujours le même déroulement. J’aime les séries policières, mais je me lassais de ces recettes. Et j’avais l’ambition de faire la meilleure série: pourquoi mettre en chantier un tel projet si l’on ne veut pas viser l’excellence?» Souriant, un rien revanchard, il glisse: «A ce moment-là, certains ont ri de mon projet…»

Pour Borgen, la filiation conduit aussi aux Etats-Unis. Camilla Hammerich cite A la Maison-Blanche, en introduisant tout de suite une distance: «C’est une référence, mais nous ne voulions pas faire la même chose. L’accent sur la vie privée des personnages est central, la série repose sur cette tension entre le fait d’être au pouvoir et d’essayer de rester soi-même.» En effet, la série d’Adam Price n’a plus grand rapport avec sa prédécesseure américaine.

Adam Price, sur sa terrasse

Voici justement Adam Price (prononcer à peu près «Prissé»). Il reçoit dans le restaurant qu’il tient avec son frère, au cœur de Copenhague. Devenu figure nationale, l’homme joue sur les petits plats, avec une émission de TV culinaire qui en est à sa septième saison, et la fiction. Ce jour-là, il goûte le menu à venir, puis il devra rentrer, «pour nourrir mon fils». Adam Price et Søren Sveistrup s’étaient rencontrés en travaillant pour Taxa (1997-1999), une comédie qui a fait office de terrain d’essai: «Le succès des séries danoises doit beaucoup au système que DR a mis en place depuis Taxa», juge l’auteur de Borgen.

A la fin des années 1980, en matière de fiction, le Danemark télévisuel est en crise. Un critique écrit que la vie est trop courte pour regarder les séries de DR. La formule fera mouche, et mal, pendant longtemps. La chaîne engage alors un jeune réalisateur et producteur, Sven Clausen, qui va voir la manière dont les Américains articulent le rôle de l’auteur, du producteur et du showrunner (scénariste principal). Son successeur Ingolf Gabold, qui a quitté la direction de la fiction de DR il y a une année (LT du 06.11.2012), affinera le système pendant dix ans, tout en prenant des risques: entre autres, il lancera The Killing.

Le rendez-vous du dimanche soir

La chaîne produit 20 épisodes de fiction par année, ni plus ni moins; a priori, deux saisons de 10 volets. Avec une forte pression en matière d’audience. Les stratèges du service public assignent à la case du dimanche soir, celle de ces fictions, l’objectif de rassembler un quart, voire un tiers, de la population du pays – pas la part de marché.

DR y met les moyens. Dans le cas de Borgen, l’investissement a avoisiné les 850 000 francs par épisode. Les télévisions sœurs de Suède, Norvège, Finlande et d’Islande contribuent, mais dans une proportion modeste, environ 10% du total. «Cela nous permet de nous offrir des plans par hélicoptère», sourit Camilla Hammerich. Les ventes à l’étranger profitent en partie à DR, et pour les créateurs et producteurs, elles «permettent de développer de nouveaux projets». La productrice résume la mécanique nationale: «Cela fonctionne parce qu’il y a peu de personnes responsables pour une série. Trois ou quatre, pas davantage. Il est dur d’obtenir un feu vert, d’autant que le nombre de projets augmente, mais une fois qu’il est accordé, nous pouvons travailler de manière autonome.» En avril dernier, au MIPTV, la cheffe de la fiction dramatique de DR, Piv Bernth, qui fut productrice pour The Killing, confirmait: «Le producteur et l’auteur restent toujours à la table de discussions. Quelqu’un doit être maître de la conception d’une série, en ayant un contrôle complet.»

Adam Price, qui a été chef de la fiction d’une chaîne commerciale pendant quatre ans avant de revenir à DR, renchérit: «Tout, ici, repose sur la liberté artistique, je le constate à chaque fois que je discute avec des collègues d’autres pays.» Malgré le caractère délicat de Borgen, qui exposait le service public aux critiques des partis politiques, il dit n’avoir reçu que «deux à trois remarques» sur les 30 scénarios.

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Un creuset d'auteurs

Un creuset s’est mis en place, lié aux milieux du cinéma et du théâtre, d’où viennent acteurs et réalisateurs. Les scénaristes font leurs armes sur divers projets avant de recevoir, ou non, la confiance du diffuseur pour développer un projet personnel – néanmoins, sans garantie immédiate de faisabilité. Avant The Killing, Søren Sveistrup évoluait dans le registre de la comédie avec Nikolaj Og Julie. «Nous pouvons interpréter le système comme nous le voulons», indique Adam Price. Lui-même se dit «moins enclin à tout contrôler, plus porté sur la consultation de l’équipe», alors que Søren Sveistrup tient davantage les rênes. De toute manière, le diffuseur ne pousse pas à la multiplication des saisons: même en cas de succès, la norme est fixée à trois. Ce qui ravit Søren Sveistrup: «DR a été très loyale. Ses responsables ont admis que si c’était fini, c’était fini. Peut-être auraient-ils apprécié une quatrième saison, mais notre désir était de rester sur un même niveau de qualité. Que personne ne puisse se dire un jour: «Mais pourquoi n’ont-ils pas tué l’auteur?» parce que cela aurait duré trop longtemps…» Adam Price approuve: «Dans un environnement commercial, on nous aurait dit: «Continuez exactement comme vous le faites, sans rien changer.» Mais d’autres séries attendent, et comme service public, ils doivent renouveler les initiatives.»

D’autres séries? Si, ces temps, la chaîne publique donne dans les rediffusions le dimanche soir, les projets s’accumulent. Au Danemark ou ailleurs: leurs succès ont élargi l’horizon des auteurs. Adam Price attend une décision de la BBC pour une idée mitonnée avec un auteur de House of Cards, tout en prévoyant de présenter un projet à DR. Søren Sveistrup songe à un long métrage sur le placement forcé d’enfants dans un orphelinat, «une histoire réelle des années 1960 et 1970. Le gouvernement ne s’est jamais excusé alors qu’il avait la responsabilité de suivre ces jeunes, dont les vies ont été brisées.» Mais il garde la série TV en tête, avec un projet en Angleterre, là aussi, et un autre pour la chaîne danoise.

Depuis les mails anglais qu’il recevait il y a quelques années, The Killing est effectivement devenu un livre. Une adaptation littéraire, ou novélisation, des scénarios, par un écrivain britannique, traduite par J’ai Lu. Søren Sveistrup conclut la préface du livre contant la deuxième saison par un simple mot au public: «Tak.» Merci.