Le portrait d'une scientifique: Ex-fan des cyborgs
Récits oubliés
Sur une femme-chrysalide, l’injonction Libère-toi cyborg! sert de titre au dernier-né des Editions Cambourakis. Un slogan rempli d’espoir à l’ère où le #MeToo délie les langues. L’auteure de cet essai, Ian Larue, enseignante soixantenaire aux cheveux bleus née quand les femmes étaient privées de sciences, connaît par cœur ces corps-machines gynoïdes. Elle a étudié par le menu les filles-orques pilotes aux rêves sans limites, les héroïnes noires devenues ordinateurs interstellaires, les sorcières d’agrégats high-tech, les chiennes ou souris de laboratoires. Dans les romans mal connus de la science-fiction féministe des années 1970, la cyborg fomente déjà le renversement des codes et du pouvoir. Cette chimère est «humanimale» politique. A côté d’elle, Robocop et Terminator se tiennent par la main dans la rouille.
Une présence pas évidente
Mais la présence de ces femmes dans la SF n’a pas toujours coulé de source. Car on est davantage habitué au cyborg de genre masculin. Il faut dire qu’historiquement, dès les années 1920, la science-fiction s’impose dans les pulps, ces magazines américains prisés par un lectorat XY. Les femmes, fragiles, sont au rang de silhouettes qui courent affolées la tête entre les mains. Longtemps elles restent prétextes, faire-valoir jusqu’au paroxystique robot sexuel. Seules quelques rares héroïnes se taillent une réputation dorée dans des sociétés mono-genrées où l’on ne se ferait pas la guerre.
Pourtant dès 1915, Charlotte Perkins Gilman, un siècle après le Frankenstein de Mary Shelley, pose les bases d’une SF féminine avec Herland, tandis que le 1984 de George Orwell va largement puiser dans l’œuvre de Karin Boye, à qui la montée du nazisme inspire en 1940 une dystopie, La Kallocaïne.
Il n’empêche, les cyborgs apparaissent testostéronés dès les années 1960 dans le sillon du progrès technologique, à travers une vision d’abord positive. Des humains augmentés capables de sauver le monde. Au service d’un système impérialiste volontiers patriarcal, ils prolongent le fantasme militarisé du super-héros national. Dans la littérature comme au cinéma, le genre SF est bientôt diffusé à grande échelle.
Les amateurs d'implants: Dans la peau d’un cyborg
Junkie du «cyberspace»
Si ce genre narratif se définit par sa capacité à construire des réalités alternatives cohérentes, il est surtout un réservoir de métaphores. «La SF, comme toute littérature quand elle est de qualité, produit des métaphores au sens puissant du terme, des images qui activent une réflexion sur les transformations de la condition humaine au présent. Elle nous parle de nous», analyse Marc Atallah, directeur de la Maison d’ailleurs à Yverdon. Les robots du début du XXe siècle sont plus que des robots. Ce sont les avatars automatisés du prolétariat broyé dans la machine capitaliste. La connotation de l’organisme cybernétique devient de plus en plus négative à mesure que les technologies progressent. Le cyborg contemporain devient vite «une métaphore de la contamination de l’humain par la technologie, un junkie du cyberspace, une figure de l’enfermement».
En 1984, Donna Haraway, référence post-féministe, affirme non sans ironie dans son Manifeste cyborg qu’«avec les machines de la fin du XXe siècle, les distinctions entre naturel et artificiel, corps et esprit […] sont devenues très vagues. Nos machines sont étrangement vivantes, et nous, nous sommes épouvantablement inertes.» Pour cette philosophe des sciences américaine, les cyborgs, hybridations complexes, sont des féminités puissantes synthétisées à partir de fusions d’identités marginales. Elles s’éclatent au propre comme au figuré à devenir des êtres composites pour échapper aux oppressions. Pour dépasser sa condition, la cyborg doit muter, quitte à accélérer l’apocalypse. Mais elle le fera avec d’autres, insiste Haraway: «Les alliances interraciales et intergenres qui se feront autour des questions de survie quotidienne ne seront plus seulement de «bonnes alliances», mais des alliances nécessaires.»
Figure de la transgression
La lecture du Manifeste cyborg étant aussi revigorante qu’exigeante, la seconde vie littéraire que lui offre aujourd’hui Ian Larue est bienvenue. Focalisée sur «la liste H», une sélection de romancières de la Cyborg Culture des années 1970 sur laquelle s’est appuyée Haraway pour façonner sa théorie, Ian Larue nous embarque sur les eaux fertiles de ces fictions minoritaires. Si Octavia Butler (Dawn), Joanna Russ (L’autre moitié de l’homme), Monique Wittig (Les Guérillères) ou encore James Tiptree Jr (Par-delà les murs du monde) s’emparent des outils de la science-fiction pour fabriquer de nouveaux mondes – contre le sexisme et le racisme pour n’en nommer que deux – c’est bien d’abord parce que la cyborg trouble-fête est une figure majeure de la transgression.
Dans le vertige que provoquent ses hypothèses de scénarios poussés à l’extrême, la science-fiction propose de nouvelles manières de lire le réel, incitant les plus invisibles à renouveler leurs propres récits. «La SF permet de conscientiser nos conditionnements présents et nos rapports de force, reprend Marc Atallah. Elle a donc un potentiel de révolte, mais peu de pouvoir sur l’action. La puissance d’agir suppose que la conscience modifiée et l’action s’harmonisent, et pour passer à l’acte il faut des conditions collectives.» De son côté, Ian Larue conclut son livre au scalpel, rappelant que le plus important, ce sont les histoires. Les contre-histoires. La révolte commence peut-être à l’école. «Révisez les classiques!» s’amuse-t-elle, achevant de rendre les honneurs à celles qui commencèrent le travail sans attendre les hommes.
Ian Larue, «Libère-toi cyborg! Le pouvoir transformateur de la science-fiction féministe», Ed. Cambourakis, collection Sorcières, 256 pages.