Bidouilleurs de génie
En marge de ces projets d’édition, Dan Solbach élabore les supports de communication de diverses institutions d’art en Suisse et à l’étranger. Comment est-il devenu l’un des graphistes les plus courtisés de ce milieu? En guise de réponse, l’intéressé souligne ses débuts précoces: «Vers mes 15 ans, je bidouillais déjà avec des versions piratées de logiciels de mise en page. Trois ans plus tard, avec les artistes Tobias Madison, mon ami d’enfance, et Emanuel Rossetti, nous avons créé le fanzine Used Future, qui a retenu l’attention du curateur Daniel Baumann. Il percevait que nous étions jeunes et naïfs, mais il aimait notre énergie. Il nous a invités à participer à quelques événements. Puis nous avons fondé l’espace d’art New Jerseyy avec lui.» Situé dans un bâtiment banal d’un quartier populaire de Bâle, New Jerseyy a fait office de point d’accroche pour la jeune scène suisse et internationale à la jointure des années 2000 et 2010.
Le programme, qui mêlait musique expérimentale, expositions fondatrices d’artistes émergents devenus entre-temps des stars comme Cyprien Gaillard ou combats de boxe organisés par John M Armleder, dans une atmosphère informelle de pizzas et canettes sur le trottoir, a fait de Bâle une ville d’art excitante au-delà de ses riches musées et de sa foire. La bande d’étudiants qui gérait le lieu a profité de cette rampe pour lancer sa carrière. «J’ai grandi avec les personnes que j’ai rencontrées à New Jerseyy, suivi leur carrière, leur première exposition, leur premier livre, leur premier catalogue. A chaque fois, on me demandait de mettre la publication en pages, ce qui m’a permis rapidement de travailler pour des institutions.» L’artiste Camille Aleña, qui a collaboré avec lui sur une série de posters, raconte une autre histoire: «Dan est extrêmement déterminé lorsqu’il a une idée, ce qui peut s’avérer troublant car il n’y a pas énormément de marge de manœuvre, mais si la confiance règne, c’est un bonheur de travailler avec lui. Sa large connaissance des arts visuels et des arts appliqués lui permet de naviguer aisément entre ces domaines et de traduire graphiquement une pratique ou un sujet. Il rappelle presque les designers à l’ancienne par son approche tranchée, mais il a surtout une élégance et une sophistication qui ne craint pas le danger lorsqu’il s’agit de choisir des couleurs ou des matériaux.»
Né en 1987 au Danemark d’une mère norvégienne et d’un père suisse qui travaillait pour la designer de meubles scandinaves Nanna Ditzel, Dan Solbach emménage à Bâle au début des années 1990. Il fait ses études dans cette ville à la Haute Ecole d’art et de design, héritière de la fameuse Allgemeine Gewerbeschule Basel, où ont enseigné dès la fin des années 1940 le typographe Emil Ruder et le graphiste Armin Hofmann, deux des pères du «style suisse». Détenteur de cette tradition moderniste épurée, avec police de caractères sans empattements et grille de base, Dan Solbach hybride et profane gaiement ces principes comme l’illustrent ses affiches pour la Kunsthalle Zurich. Conçues avec une police de caractères du studio bâlois Dinamo, inspirée d’un classique du modernisme helvétique, les affiches font sursauter les lettres à jambages inférieurs comme le «j» ou le «p», qui remontent sur la ligne de base. Le texte occupe l’espace à disposition sans soin apparent. Superpositions d’informations et autres erreurs rapprochent ces productions d’un anti-design que le graphiste compare au style curatorial relâché de Daniel Baumann, le directeur de la Kunsthalle.
Ce brutalisme cède parfois la place à des compositions plus tendres et ornées, intégrant des typographies dessinées, ou extra-européennes, rendant sa production peu localisable. «En graphisme, la moindre forme, la moindre courbe s’ancre dans une tradition. Plutôt que de céder à la facilité d’employer, par exemple, une police de caractères sale pour évoquer une pratique artistique liée au punk, j’ai longtemps cherché à produire un design non référentiel. C’est le matériau artistique qui dictait la forme de la publication. Le graphisme offrait un contexte relativement neutre, avec des polices de caractères souvent similaires d’un objet à l’autre. Aujourd’hui, sous l’influence des cultures digitales, on assiste à un aplatissement des hiérarchies et à la césure entre les formes et leurs références, ce qui offre une nouvelle liberté pour créer des objets très hybrides.»
Les livres, même s’ils sont conservés en bibliothèque, ne sont pas pour lui des monuments, mais des reflets de leur époque. Rapide dans son exécution, privilégiant les objets modestes sur les productions luxueuses, il compose un paysage éclectique nourri par la connaissance intime qu’il développe des pratiques des artistes avec lesquels il collabore. Certains ouvrages marquent tout de même l’histoire. C’est le cas d’un livre emballé d’une jaquette en papier kraft avec un titre tamponné et une photo noir-blanc d’un local d’archives en fouillis.
Lire encore: Un café avec Jonathan Hares, lauréat du Prix du plus beau livre du monde
L’Almanach Ecart, mis en pages par Dan Solbach, a remporté en 2020 la plus haute distinction du domaine, le Prix du «Plus beau livre du monde», décerné par la Fondation Buchkunst de Francfort. L’ouvrage reproduit en fac-similés les archives du collectif d’artistes genevois Ecart fondé en 1969 par John Armleder, Claude Rychner et Patrick Lucchini. Fruit d’un projet de recherche de la HEAD – Genève, il propose un document d’archives – parmi des cartons d’invitation, des œuvres de mail art, des documents officiels caviardés, etc. – par jour de l’année. Des commentaires de spécialistes sur certaines de ces sources, rédigés dans une typographie de machine à écrire des années 1970, parsèment le livre sur des feuilles volantes, qui deviennent à leur tour des documents d’archives. Ecart s’était placé au cœur d’un réseau international à travers ses multiples activités artistiques, mais aussi d’exposition, d’édition, de librairie et de salon de thé. Dan Solbach joue aujourd’hui en coulisse un rôle comparable d’interface par le biais de la monoculture du graphisme, mais avec la même foi en l’imprimé comme vecteur d’échange que le collectif genevois.