D’Angelo, ne plus attendre le messie

Soul Le musicien américain publie, quatorze ans après «Voodoo», un nouvel album

Il pourrait bien, lui aussi, définir son époque tortueuse

C’était un autre siècle. En l’an 2000, les baronets archaïques du rock tentaient de venir à bout d’un site nommé Napster sur lequel leur musique était dilapidée. La compagnie AOL rachetait Time Warner, ces prémices d’un âge où les tuyaux devenaient plus rentables que la matière qu’ils charriaient. Et puis, très loin de là en apparence, un petit gars de Virginie, Michael Archer, qui s’était donné un nom de créature renaissance (D’Angelo), affichait son buste en armure de légionnaire romain dans un album nommé Voodoo. La réponse démantibulée, érotique, péremptoire même dans ses nébuleuses, à un siècle de musique noire.

Depuis Voodoo, en 2000, D’Angelo n’avait fait que différer son retour. Il était apparu obèse, lui dont le corps sculpté avait été l’image même de la discipline, drogué, chauffard, absent. Il aurait pu rester cet homme d’un disque (deux, en réalité, avec les vestibules interminables de Brown Sugar), auquel chacun se référait tout en espérant ne jamais assister à sa réapparition. Et ce morceau a débarqué, via la plateforme de Red Bull, «Sugah Daddy», comptine extatique de parfaite composition, rien de bouleversant, la légèreté d’un nouveau venu. Deux jours plus tard, en prenant par surprise même sa maison de disques (Sony, qui cherche depuis à distribuer rapidement le disque), Black Messiah apparaissait sur les sites de téléchargement.

Quatorze ans d’attente et cette sortie en douce, à revers, sur Internet d’abord, la capillarité brutale des réseaux sociaux, les commentaires des commentaires, la rumeur positive, quelques photos, presque rien: de la musique, exactement comme on en consomme en 2014, c’est-à-dire dans un mélange instable d’autonomie créative, de marketing improvisé et de récupération par des reliquats d’industrie qui se battent pour subsister. Quand D’Angelo publiait Voodoo en 2000, cette fresque des identités noires, Apple n’avait pas encore emporté la bataille (ni iPod, ni iTunes, ni rien). Un album était encore une chose crédible, un héritage de l’ère du 33 tours, la construction sur plusieurs dizaines de minutes fragmentées d’une œuvre de nerf et de repos.

Il y avait du temps. Que dire de Black Messiah, à l’heure du single? Il est un album ancien. Il ménage ses efforts. Il ne parie pas sur quelques fortunes fugaces, il est sombre par moments, d’une densité de houille. On dirait Jimi Hendrix enfermé dans un cabanon louisianais avec, à disposition, une guitare en carton. On dirait Prince débarrassé de ses frous-frous, de son baroque, des jabots en peau de lézard. Et, oui, on dirait Sly Stone, au moment précis où les vapeurs acides se diluaient dans une créativité qui ne répondait à aucune attente, ni à celle du hit, ni à celle de l’histoire.

C’était l’apport indiscutable de cette génération qualifiée de néo-soul, au début des années 2000, l’apport d’Erykah Badu, de Maxwell, de Lauryn Hill: considérer l’Eglise africaine-américaine, le blues du Delta, la soul de Detroit et de Memphis, le hip-hop riant du Queens, comme des matrices qu’on ne pouvait approcher qu’avec un doute vissé au fond du son. Génération de l’après. De la dilution. Rien ne ressemblait moins à une chanson que ce maelström d’intentions contradictoires, chez D’Angelo, les couches superposées, le souffle d’un trombone compressé, tapissé, d’un vibraphone lointain, les mémoires superposées. Et le politique, même le politique approché comme une chose dangereuse, comme une terreur d’enfant, pour des artistes qui ne savaient trop bien que faire de la lutte pour les droits civiques.

Black Messiah est un objet engagé. Il fait référence aux émeutes de Ferguson dans sa pochette, mais aussi aux révolutions arabes. Quand Voodoo sortait en 2000, un jeune homme désarmé nommé Amadou Diallo venait d’être assassiné par la police new-yorkaise de 41 coups à bout portant – Wyclef Jean en fera plus tard une chanson, «Diallo». Quatorze ans plus tard, rien ne semble avoir changé. D’Amadou Diallo à Michael Brown, la musique africaine américaine continue d’interroger, d’une pulsation impavide, d’une sensualité en chair de poule, la position de l’homme noir dans la société américaine. Mais en réalité, Black Messiah est un disque engagé, d’abord par son intention musicale.

Entre-temps, plusieurs albums sont sortis qui ont relu la lignée américaine, de Leadbelly à Eminem, dans une perspective ludique et déstructurée: on songe au double album d’Outkast, on songe au Black Radio de Robert Glasper ou même au premier Bilal. Des disques qui, chacun à sa façon, ont adopté une manière jazz pour traiter la pop noire. D’Angelo est un multi-instrumentiste, clavier, guitariste, batteur, il s’entoure de musiciens, Roy Hargrove, Questlove, Pino Palladino, pour lesquels la notion même de style est une impasse. Ils multiplient les pistes, dans la même seconde de concentration lâche; on croirait que D’Angelo a réussi, à chaque instant de cet enregistrement, à oublier qu’il était attendu. Des sifflements, du swing pluvieux, un blues classique, rien ne sert de prouver, il lui suffit d’imposer.

Un battement de cils. Quatorze ans. D’Angelo annonce qu’il commencera sa tournée par Zurich, le 11 février, le jour même de son 41e anniversaire. On l’attend, non pas comme le messie. Mais comme le témoin musculeux de deux époques, séparées de peu, qui ont vu le monde tourner.

D’Angelo, «Black Messiah» (RCA/Sony)

On dirait Jimi Hendrix enfermé dans un cabanon louisianais avec, à disposition, une guitare en carton