du jour où il est parti enterrer un parent, sans savoir si c’était son père ou sa mère
Genre: Roman Qui ? David Grossman Titre: Un cheval entre dans un bar Trad. de l’hébreu par Nicolas Weill Chez qui ? Le Seuil, 230 p.
Une conscience toujours en éveil. Un ardent défenseur de la paix au Moyen-Orient. Un arbitre dont les avis pèsent lourd aux yeux de l’opinion internationale. Un écrivain de haut vol qui, dans ses romans, prend ses distances avec ses engagements politiques pour devenir un musicien de l’intime, un calligraphe du monde intérieur.
Avec David Grossman, nous touchons le cœur même de la littérature israélienne: aux côtés d’Amos Oz et d’Avraham Yehoshua, l’auteur du Vent jaune a su, face à la confusion de son époque, préserver la part du rêve, attiser le feu sacré et porter l’écriture à son incandescence pour qu’elle soit un flambeau d’espérance.
Fuite
«Si le romancier ne peut changer la réalité à lui seul, il peut au moins changer le cœur des individus», dit Grossman, qui a reçu en 2011 le Prix Médicis étranger pour son roman le plus poignant, Une femme fuyant l’annonce. Ce qu’il y raconte, c’est l’histoire d’une Israélienne qui quitte brutalement Jérusalem et s’enfuit dans le désert afin de ne plus entendre les fracas de la guerre, où elle pressent que son jeune fils va mourir. En disparaissant, elle espère pouvoir le protéger: tant qu’elle ne sera pas rattrapée par les funestes messagers de la mort, il restera en vie, pense-t-elle… Si ce roman a bouleversé ses lecteurs, c’est parce que Grossman semble y mettre en scène ses propres tourments depuis la disparition de son fils Uri, tué en 2006 aux dernières heures de la deuxième guerre du Liban.
Bouffonnerie
Un cheval entre dans un bar change totalement de tonalité. Et commence dans la bouffonnerie la plus chaplinesque. Mais, à mesure que le burlesque se teinte de noirceurs, on se dit que ces pages auraient pu s’intituler «Un fils fuyant l’annonce», en écho au précédent roman de Grossman. Nous sommes à Netanya, petite ville côtière d’Israël, dans un club miteux où Dovalé, un humoriste «binoclard et maigrichon» de 57 ans, débite plaisanteries, devinettes et histoires salaces face à un public parfois complice, parfois troublé, parfois très irrité lorsque ses blagues dépassent les bornes.
Ce soir-là, Dovalé a invité un ami d’enfance, Avishaï Lazar, un juge retraité qu’il n’a pas revu depuis l’adolescence, à l’époque où ils prenaient ensemble des cours de maths à Jérusalem. Bien vite, on devine que cette invitation n’a rien de fortuit. Et qu’elle tournera à la confrontation, peut-être même au règlement de comptes. Car la présence du juge dans la salle fera resurgir chez Dovalé des blessures très anciennes, des plaies qui ne se sont jamais refermées.
Ces plaies, l’humoriste va les déballer peu à peu, sans la moindre pudeur, et son one-man-show deviendra de plus en plus pathétique, comme s’il avait quelque chose de tragique à confesser au détour de ses pitreries, devant des spectateurs ébahis par tant d’aveux.
Ce que raconte alors Dovalé, c’est l’épisode le plus douloureux de sa jeunesse, quatre décennies auparavant. Il se trouvait à ce moment-là dans un camp de préparation militaire parascolaire avec Avishaï et, un matin, une femme est venue le chercher pour qu’il se rende de toute urgence à Jérusalem. Afin d’assister aux obsèques d’un de ses parents. Lequel? Dans la précipitation, elle ne lui a rien dit et, tout au long du voyage à bord de la camionnette qui le conduisait vers la ville, il a été confronté à un choix funeste: de qui souhaitait-il le plus la mort? De son père? Ou de sa mère? Pour le distraire et chasser ses inquiétudes, le chauffeur de la camionnette n’avait cessé de lui raconter des blagues. Comme celles qu’il est en train de débiter dans le club de Netanya… Des blagues qui lui permirent, jadis, de fuir l’annonce de l’inéluctable. Et de «repousser le moment d’être orphelin» pendant les quelques heures que dura son retour à Jérusalem.
Indifférence
De ce traumatisme qui a fait naître en lui un affreux ressentiment, Dovalé ne s’est jamais remis. Aujourd’hui encore, il ne peut oublier à quel monstrueux pronostic il s’était livré avant de savoir qui, de son père ou de sa mère, allait être conduit au cimetière. Dans la salle, un silence lugubre s’est installé. Finie, la galéjade. Dovalé est un clown triste. «J’aurai à traîner cette chose toute ma vie», lance-t-il à la cantonade. Et il ajoute: «Depuis ce temps-là jusqu’à maintenant, je suis resté un fils de pute. Un gamin d’à peine quatorze ans, avec une âme de merde, assis dans cette fourgonnette à faire des calculs sordides, les plus pourris qu’un être humain ait pu faire dans sa vie. Vous auriez du mal à imaginer tout ce que j’ai introduit dans ces calculs. Des choses minables et répugnantes.»
Et le juge, lui, pourquoi a-t-il été convoqué à ce spectacle si déconcertant? Pour être son propre juge… Car il finira par se souvenir que, le matin où Dovalé était parti précipitamment du camp de préparation militaire, il n’avait pas été à la hauteur. Et n’avait pas pensé à apaiser les inquiétudes de son ami. Au lieu de lui tendre une main bienveillante, il était resté indifférent. Totalement insensible à son désarroi. C’est son propre procès qu’il va alors instruire dans ce roman qui glisse peu à peu de la comédie la plus cocasse au drame le plus déchirant, en présence de ces deux êtres cruellement renvoyés à leur passé. Un passé marqué par la lâcheté, pour Avishaï, et par une inexpiable culpabilité, pour Dovalé.
A mesure que l’on avance dans cette histoire, on est ébloui par la façon dont Grossman parvient à mêler les registres les plus opposés, tout en se livrant à une profonde méditation sur les écueils de l’amitié, sur le poids des souvenirs, sur la mort des êtres chers, sur les choix impossibles qui brisent les destins à tout jamais – comme dans Le Choix de Sophie de William Styron. Et sur le désir de rédemption, afin de remettre le monde à l’endroit. Quitte à marcher sur les mains, la tête à l’envers, comme le faisait ce pitre de Dovalé quand il était adolescent. Le seul moment, dira-t-il, où il se sentait invulnérable.
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David Grossman
«Un cheval entre dans un bar»