Son souci de la journée: traverser discrètement les foules, tête baissée, pas alerte. Eviter ainsi les demandes d’autographes, les accolades transpirantes et les clichés volés par des téléphones portables avides de stars. André Manoukian, dit «Dédé», slalome. Il s’y emploie si bien que son passage, il y a quelques semaines, dans les entrailles du Montreux Jazz Festival, vire à la présence immanente: il est là, quelque part, cela tout le monde le sait, mais personne pour dire où précisément. On le retrouve accoudé à la table haute d’un bar, au cœur du Palais des Congrès de Montreux. Il enchaîne les interviews sur un ton doux et fluide, le verbe brillant, le sens de la formule toujours éveillé.

Le juré de la Nouvelle Star vient de quitter, à 53 ans, le petit écran. Il a tourné la page du télé-crochet, peut-être définitivement, après huit éditions passées sur le trône du faiseur de rois de la chanson et du fossoyeur de dilettantes sans talent. Il est probable qu’il n’y remonte plus, c’est ce qu’il a lâché récemment, à l’improviste, à Paris, sur les ondes d’une radio nationale. Le PAF, paysage audiovisuel français, perdrait alors un tribun truculent, dont on se rappellera les voltiges rhétoriques, les métaphores tordues et les citations doctes d’Hegel, de Deleuze ou de Spinoza, envoyées en étrange écho aux voix des concurrents de la Nouvelle Star. La musique, elle, trouvera en lui un nouvel ambassadeur. Car Dédé, qui évite les paillettes et les flashs de la Riviera, est venu pour parler jazz, son dada de toujours, attrapé à 20 ans dans les travées de la prestigieuse Berklee College of Music de Boston et cultivé ensuite au piano en solitaire ou avec des pointures telles que Michel Petrucciani ou Richard Galliano. A Montreux, il vante les mérites et les richesses de sa nouvelle créature: le Cosmojazz Festival de Chamonix qui débute aujourd’hui*.

Dans la station alpestre, où conquérants de 4000 et skieurs posent leurs bagages durant l’année, l’homme concentrera enfin tous les amours transmis pas ses géniteurs. «Mon père m’a donné le goût de la philosophie, de la musique et de la montagne, lance-t-il d’entrée pour expliquer son projet. Ce sont ces trois piliers qui m’ont formé.»

Il y a deux ans, il s’est éloigné de Paris et s’est établi à Chamonix. Il est devenu montagnard pendulaire: une part de sa vie pour la métropole et ses obligations médiatiques ou télévisuelles, l’autre pour un paysage minéral qu’il qualifie sans ambages de «plus beau du monde». Pour assouvir ses passions, il fallait encore faire à la musique une place au milieu des cimes. C’est fait.

Un jour, André Manoukian s’est mis à réfléchir sérieusement à la question et il est parvenu à des conclusions qui l’ont satisfait: «Chamonix est axé sur les sports, constate-t-il tout d’abord. Sur l’alpinisme notamment, qui est tout sauf bling bling. L’été, la ville enfle et atteint les 100 000 habitants. Tous ces visiteurs, et pas une once de musique. Alors je suis allé voir le maire et je lui ai soumis un projet de festival.» L’esquisse plaît à tout le monde: les autorités autorisent, les sponsors sponsorisent et les artistes disent oui aux invitations.

En quelques mois seulement, la machine prend une allure fière. Sur l’affiche, tout d’abord, qui fait défiler des noms aperçus chez les grands festivals – le pianiste prodigieux Yaron Herman ou l’homme aux mille projets artistiques, Malcolm Braff, notamment. La formule de l’événement, décoiffe: «Le Cosmojazz sera le festival le plus haut d’Europe. Les ­concerts du jour se dérouleront au pied des glaciers, à plus de 3000 mètres d’altitude, aux Grands Montets et aux Terrasses de l’Aiguilles du Midi. En fin de journée et le soir, c’est le retour à la normalité avec des concerts dans les bars et les petites salles de Chamonix.»

Et la philosophie, premier pilier légué par le père? Elle est dans l’esprit mystique du festival. André Manoukian n’a qu’une idée: faire dialoguer les artistes avec les éléments qui les entourent. Il veut établir une résonance «spirituelle» entre la musique et la majesté des montagnes. Aux musiciens népalais (Sunil Dev et Babu Raja Maharjan) et du désert du Sinaï (Yaron Herman) de répondre à cette quête chamanique.

Le petit-fils de migrants arméniens, arrivés en France dans les années 20, poursuit ainsi sur un chemin atypique, où il croise monde du spectacle (avec sa portion de futilité) et élévation par les grandes pensées. André Manoukian n’a jamais mis de barrières ni établi de niveaux: ses dadas sont perméables et forment un tout. Un exemple? Il a composé et produit la légèreté dans les années 90 avec Liane Foly, il a réédité le coup plus tard en compagnie de Malia avant de revenir au ton sérieux du jazz traditionnel (Inkala en 2008). Le goût des grandes diagonales et des sauts de registre improbables. A l’écrit, la même histoire. Le titre de son dernier ouvrage? Deuleuze, Sheila et moi. Un manifeste

* Cosmojazz Festival. Dès aujourd’hui et jusqu’au 29 juillet. Rens. www.cosmojazzfestival.com