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Le défi kirghiz de trois jeunes Romands

Pays pauvre et montagneux d’Asie centrale, le Kirghizistan est une démocratie parlementaire, mais sa stabilité politique reste précaire. Certains sont néanmoins prêts à s’investir dans ce pays, à l’image de Samuel Maret et de Cédric et Florian Spielhofer. «Le Temps» les a rencontrés à Bichkek, la capitale du pays

Samuel Maret (à gauche), Cédric et Florian Spielhofer dirigent des entreprises au Kirghizistan. — © Wuthrich Bernard (wut)
Samuel Maret (à gauche), Cédric et Florian Spielhofer dirigent des entreprises au Kirghizistan. — © Wuthrich Bernard (wut)

Ils se nomment Samuel, Florian et Cédric. Le premier vient de Martigny, les deux autres, frères, de Saint-Imier. Ils ont un point commun: ils ont décidé de monter des sociétés et d’investir au Kirghizistan. Etat d’Asie centrale de 6,2 millions d’habitants fractionné par trois chaînes montagneuses, le Kirghizistan est l’une des plus pauvres des anciennes républiques du bloc soviétique. Pourtant, c’est l’une des plus avancés dans les réformes électorales. C’est une démocratie parlementaire. Le président, Sooronbay Jeenbekov, a été élu l’an dernier. Mais une douzaine de gouvernements se sont succédé depuis les émeutes qui ont secoué le pays en 2010 et les changements de ministres restent fréquents.

«La stabilité politique de ce pays jeune est insuffisante pour mettre en œuvre des réformes», diagnostique Jan Atteslander, membre de la direction d’Economiesuisse, dans le rapport qu’il vient de publier sur le site de la faîtière helvétique. Jan Atteslander et son président Heinz Karrer ont fait partie de la mission économique conduite par Johann Schneider-Ammann en Asie centrale en juillet. «Le développement du Kirghizistan m’interpelle. La démocratisation semble conduire à des blocages», analyse Heinz Karrer pour Le Temps. Vaut-il néanmoins la peine de se risquer à investir dans ce pays? «Le système financier en est encore à ses balbutiements: les taux d’intérêt débiteurs se situent à 15% et vont parfois jusqu’à 30%. Les entreprises suisses qui souhaiteraient investir au Kirghizistan doivent se montrer très patientes. Cependant, il pourrait être rentable, à long terme, de nouer des relations commerciales», écrit Jan Atteslander.

Samuel, Florian et Cédric ont, eux, décidé de franchir le pas.

L’épreuve reine des raids aventure

Samuel Maret travaille au Kirghizistan depuis le début des années 2000. Il a grandi à Martigny, sa famille a une entreprise de construction, et il a étudié à Saint-Maurice. C’est là qu’il s’est intéressé pour la première fois à ce pays méconnu. «J’ai choisi d’étudier le développement économique du Kirghizistan. J’ai constaté que les statistiques étaient assez anciennes et j’ai aussi découvert qu’il y avait une immense chaîne de montagnes, le Tian Shan. J’ai décidé d’aller voir sur place et d’y passer mes vacances après mes études», raconte-t-il. Ce passionné de cimes enneigées est tombé sous le charme de cette région. Il a aussi constaté que son potentiel touristique était largement sous-exploité.

En 2002, il a été contacté par un membre d’une épreuve multisport, le Raid Gauloises, qui souhaitait recourir à ses services pour organiser la finale au Kirghizistan l’année suivante. Samuel a mordu à l’hameçon. Mais ce ne fut pas une mince affaire: «J’ai dirigé l’agence sur place. Il fallait gérer 585 personnes, 26 équipes, 112 voitures, sans oublier des hélicoptères venus de France», se souvient-il. Cette compétition reine des raids aventure, qui s’est ensuite rebaptisée Raid World Championship, combine des activités aussi diverses que la course à pied, l’alpinisme, le VTT, le canoë, le kayak, la nage, le canyoning, la via ferrata et le cheval, le tout sur un parcours total pouvant atteindre 1000 kilomètres.

Cette épreuve lui a permis de s’amouracher définitivement de ce pays. Et d’une Kirghize devenue son épouse. Il a monté deux sociétés. Son agence, Nomad’s Land, offre des circuits écotouristiques dans ce pays mais aussi ailleurs en Asie centrale. Elle propose différentes formules mêlant culture, trekking, ski de randonnée, rafting, randonnées à cheval et VTT. Il a également créé Mountec Corporation, qui a pour objectif de développer des projets touristiques, des stations de ski, des parcs récréatifs et des systèmes de mobilité avec différents partenaires, dont le groupe italien de transports par câble Leitner.

Des stations soviétiques

Riches en vallées verdoyantes, en pâturages, en rivières, en crêtes et en sommets de plus de 5000 mètres, les montagnes kirghizes se prêtent bien au développement de telles activités. Le pays compte une vingtaine de stations. Elles datent en majorité de l’époque soviétique. Certaines ont été construites sans base légale et l’offre en remontées mécaniques reste souvent rudimentaire. Il y a clairement mieux à faire.

Samuel travaille depuis trois ans à l’élaboration d’un projet de loi permettant de développer le tourisme de manière légale et durable. Il a réuni au sein d’un «ski cluster» des gens de différents horizons poursuivant le même but: créer des stations de ski dignes de ce nom. Ce projet a déjà été présenté aux responsables politiques, mais l’affaire n’est pas simple, car les ministres changent fréquemment. «Le gouvernement est plein de bonne volonté, mais il ne sait pas comment développer le tourisme de montagne», constate le Valaisan de 45 ans.

En parallèle, une association nommée Boule de neige a été créée en Suisse en 2016. Elle recueille du matériel de ski et des équipements d’hiver pour les envoyer au Kirghizistan. Cette association assure par ailleurs le secrétariat du groupe interparlementaire Suisse-Kirghizistan, dont la présidence est assumée par le conseiller national valaisan Philippe Nantermod.

Une ferme modèle pour les paysans locaux

L’histoire de Florian et Cédric Spielhofer, 34 et 31 ans, est différente. Les deux frères sont issus d’une famille du Jura bernois, qui a repris la fromagerie de Cormoret en 1984. Spielhofer SA a déménagé à Saint-Imier en 2003 et produit 16 sortes de fromage, dont 42% de tête de moine. Depuis 2004, la production se fait en partie grâce à l’énergie produite par les éoliennes du Mont-Crosin. «Nous avons toujours voulu participer à un projet de développement. L’occasion s’est présentée en 2017, lorsque nous avons pu racheter une fromagerie près du lac d’Issyk-Koul, à l’est du Kirghizistan», raconte Cédric. Mais l’entreprise imérienne n’a pas voulu se lancer seule. Elle a constitué une holding avec un partenaire financier qui connaît bien ce pays: Jürg Stäubli.

L’ancien promoteur immobilier, qui a connu des déboires en Suisse, s’est lancé dans de nouveaux projets, notamment au Kirghizistan. Il est arrivé là à la demande du gouvernement, a-t-il raconté dans une interview publiée en 2015 dans le magazine Trajectoire. Les autorités de Bichkek lui ont commandé une étude sur les privatisations, matière qu’il avait enseignée à Moscou. Il a ensuite répondu à un appel d’offres pour transformer une banque étatique en établissement privé. C’est ainsi qu’est née la Kyrgyz Swiss Bank en 2013.

Il n’y a pas de contrôle de qualité. Or la qualité du lait laisse souvent à désirer et les quantités disponibles sont très variables. Nous avons parlé de ces problèmes avec le ministre de l’Agriculture

Cédric Spielhofer

Située à 1700 mètres d’altitude, la fromagerie Siut Bulak existait depuis 1996. Elle a pu bénéficier du soutien de la Suisse via l’aide au développement. Les frères Spielhofer et Jürg Stäubli ont pris le relais en 2017. Sous le label Dairy Spring, elle fabrique différentes sortes de pâtes dures et mi-dures, comme un wiesengold (emmental), un fromage blanc, un genre de parmesan, de la mozzarella au lait de vache et différents produits laitiers. Siut Bulak achète le lait auprès de plus de 2000 paysans de la région. Mais les producteurs manquent de savoir-faire: ils font sécher le fourrage sous des bâches, ce qui favorise la fermentation, et utilisent beaucoup d’antibiotiques. «Il n’y a pas de contrôle de qualité. Or la qualité du lait laisse souvent à désirer et les quantités disponibles sont très variables. Nous avons parlé de ces problèmes avec le ministre de l’Agriculture», souligne Cédric.

La fromagerie emploie 70 personnes et est dirigée par une Kirghize, Elena Isaeva. Les frères Spielhofer viennent sur place «six à sept fois par année». Mais ils ont un grand projet: créer une ferme modèle, un centre de formation permettant d’apprendre aux paysans à faire et à produire du foin et du lait de bonne qualité. «Par ailleurs, nous voulons offrir la possibilité à un Kirghiz de venir faire un apprentissage en Suisse», enchaîne Cédric. Pour leur projet, ils espèrent obtenir le soutien du Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco). Un soutien qui serait très utile pour que le rêve kirghiz des trois jeunes Romands se concrétise durablement.