Et qu'elle est fertile, cette imagination! A 44 ans, l'auteur des Ombres de l'hiver (lire le SC du 30.12.2000) ne compte plus les romans qu'il a engrangés. Quant à son style, il se reconnaît d'emblée: un mélange d'ombre et de lumière, de sérénité et de tempête. Au début, il y a les plates routines du quotidien. Et puis, soudain, quelque chose se brise et l'on sombre brutalement dans l'inquiétude. Les personnages de Par-dessus le Bord du monde (Dirt Music) sont confrontés à cette réalité-là, si troublante. Winton les saisit d'abord dans leurs gestes familiers, avant que des démons grimaçants ne viennent les tirer par la manche pour brouiller les cartes de leurs destins.
Nous sommes à White Point, un village côtier d'Australie, avec ses chemins de terre et ses maisons décharnées qui tremblent sous les bourrasques. «Ici, que vous ayez ou non des sympathies pour le vent, vous étiez sûr de l'avoir constamment sur le dos», écrit Winton, qui peint superbement ce village de pêcheurs où vit une femme de 40 ans, Georgie Jutland. Elle semble docile, effacée, et pourtant elle a secrètement envie de tout plaquer, à commencer par son compagnon, Jim, un taiseux mal dégrossi qui ne pense qu'à son boulot. Alors, pour supporter son sort, Georgie force sur la vodka et, pendant ses nuits d'insomnie, elle essaie de décoller en surfant sur le Net. Sans but, comme un automate, afin d'«avaler le temps» et de s'étourdir dans cette galaxie virtuelle «d'informations inutiles».
Tout bascule lorsque, un matin, Georgie surprend l'ombre d'un braconnier sur le rivage. Elle ne le dénonce pas. Peut-être devine-t-elle déjà qu'elle va l'aimer. Il s'appelle Luther Fox. C'est un pêcheur clandestin aux cheveux décolorés par le sel, un outlaw qui aurait pu devenir un très bon musicien mais qui a peu à peu flanché. Superbe personnage que ce Luther Fox, un être trop tôt confronté à la mort. Et tellement blessé qu'«il s'attelle avec obstination à se désouvenir» parce que, dit-il, «l'oubli est une grâce».
Entre Georgie et Luther Fox, il y aura une brève histoire d'amour, jusqu'à ce qu'il soit contraint de larguer les amarres, pour échapper à la colère des pêcheurs du coin. Et, surtout, pour renouer avec sa vocation de vagabond. Commence alors, dans la poussière du bush, une longue errance qui le conduira au bout du bout du monde, sur une île sauvage où il déposera son lourd fardeau de tourments et d'humiliations… C'est sa quête que raconte Winton, ainsi que la métamorphose amoureuse de Georgie, dans un récit charnel, rude, où s'alignent les dialogues taillés à vif et les petites phrases cinglantes qui se déchaînent en un crescendo vertigineux. Il n'était sans doute pas facile de transposer cette écriture en français: la traductrice a su trouver le rythme, et restituer toute la sensualité du roman.