On savait que Denis Matsuev était une bête de scène, mais on ne se doutait pas qu’il improvisait du jazz. Le pianiste russe s’est livré à un numéro de haute voltige, lundi soir au Victoria Hall de Genève. Il fallait le voir s’élancer dans une improvisation folle. Le public avait de quoi être électrisé: ses doigts dévalaient le clavier à toute allure, avec des clins d’œil à des figures du jazz (Duke Ellington, Keith Jarrett, Oscar Peterson…) ainsi qu’une parodie de sonnerie de téléphone portable!

Lire aussi: «Le Chat Noir de Carouge, trente ans de griffures sonores»

Stature léonine, épaules larges et carrées de rugbyman, Denis Matsuev a l’étoffe des grands virtuoses. Il joue à longueur d’année les Concertos de Rachmaninov. Or, le pianiste a montré une autre facette de son art avec Les Saisons de Tchaïkovski. Ce cycle de douze pièces autour des mois de l’année («Janvier», «Février», etc.) recèle des trésors d’inspiration. Encore faut-il savoir dépasser leur caractère pictural (voire salonnard) pour en faire des morceaux expressifs. Le son est timbré, les traits déliés, les pièces lentes étant nimbées d’une nostalgie délicate. Le pianiste s’emporte dans certaines pièces rapides, le toucher devenant un peu brutal dans les nuances forte («Février», «Septembre»). Mais d’autres sont très bien négociées («Août», qu’il ne commence pas trop fort), et l’on savoure l’intériorité qu’il confère aux morceaux plus contemplatifs («Juin», «Octobre»). Surtout, il évite de basculer dans une mièvrerie qui renverrait ces pièces à de la musique de salon.

Des torrents de virtuosité romantique

Après cette première partie très réussie, le pianiste russe décline sa facette plus virtuose. Il empoigne la Mephisto-Valse No1 de Liszt de manière très athlétique. Denis Matsuev tire cette musique vers Rachmaninov: les attaques staccato sont très martelées. On n’y trouve pas le chic racé qu’y mettaient certains pianistes du passé (Bolet, Arrau, Van Cliburn…); il se montre plus convaincant dans les trilles suspendus vers la fin du morceau. La Méditation op. 72 No 5 de Tchaïkovski lui va mieux. A nouveau, on y savoure la plénitude du son, cette façon de phraser avec délicatesse.

Et le voici qui plonge tête baissée dans la 2e Sonate en si bémol mineur de Rachmaninov. La technique est stupéfiante, avec des appuis musclés et des accents très russes. Le deuxième thème est expressif, et le mouvement lent, nostalgique, dégage de beaux climats. On regrette que le pianiste s’emballe lorsque la musique s’enflamme, jouant très fort au point qu’il sature dans les «forte» (la coda du finale). C’est plus fort que lui: Denis Matsuev ne peut s’empêcher d’endosser le costume du virtuose romantique. Son jeu charrie un maximum d’adrénaline.

Très applaudi, le pianiste aligne les bis, déployant un toucher léger et scintillant dans La boîte à musique de Liadov, avant d’entrer dans un registre plus grave avec l’Etude en sol dièse mineur Opus 32 No 12 de Rachmaninov et la fameuse Etude Opus 8 No 12 de Scriabine. Puis vient son numéro de jazz qui achève d’emballer le public.