Liberté de la presse
Depuis son exil américain, Patrick Chappatte, dessinateur du «Temps», encaisse les événements

«Le dessin est puissant, il court-circuite la pensée»
Depuis son exil américain, Patrick Chappatte, dessinateur du «Temps», encaisse les événements
Chappatte, comme beaucoup d’entre nous, s’est retrouvé un peu orphelin mercredi. Les dessinateurs de Charlie n’étaient ni ses idoles ni ses pères spirituels, mais ils lui avaient ouvert des voies, appuyés sur la croyance irréfutable que l’on doit tout se permettre. Au lendemain du drame, le dessinateur du Temps confronte les notions de liberté de la presse et de tolérance, dans les deux sens.
Samedi Culturel: Comment vit-on un tel événement, lorsqu’on est un dessinateur et que l’on se trouve de l’autre côté de l’Atlantique?
Patrick Chappatte: C’est un cauchemar dont je peine à me réveiller. Je le vis de loin, physiquement, puisque je suis actuellement à Los Angeles, mais en même temps intimement, car c’est le cœur de mon métier qui est touché. Je me suis réveillé mercredi avec neuf heures de décalage et j’ai tout pris dans la figure. J’ai dû essayer d’encaisser, tout en livrant très vite deux dessins, un pour vous et un pour le New York Times. Je suis abasourdi d’imaginer qu’ils ne sont plus là. On a assassiné des symboles du dessin de presse, de la liberté, un bout d’histoire de France.
Quelle réponse apporter à une telle horreur?
Dessinateur, c’est un métier «innocent», ou du moins périphérique, qui se retrouve tout à coup sous un énorme projecteur, qui devient le symbole des valeurs démocratiques. On peut toujours s’interroger sur le fait que la satire, le fait de mettre à distance et de rigoler du monde, devienne un tel enjeu. C’est un tournant qui a commencé avec les caricatures de Mahomet en 2006. Quelle réponse, à part continuer de dessiner? L’humour permet de digérer l’horreur du monde, c’est ce pour quoi on est là, ce pour quoi on est nécessaire. La société en a besoin pour respirer. Notre liberté d’expression à tous est garantie par les provocateurs et les esprits libres. Ce ne sont pas les dessinateurs qui ont été attaqués, ce sont les journalistes, les lecteurs, tous ceux qui pensent, critiquent, plaisantent et rient.
Le dessin semble pourtant cristalliser beaucoup plus de haine que le texte ou les paroles.
C’est le pouvoir enfantin du trait. Le dessin est puissant, car il court-circuite la pensée et la réflexion; c’est un raccourci. Tu le prends dans la figure avant de le comprendre. Un dessin, en même temps, est souvent ambigu. Un type sorti du Moyen Age ne peut pas comprendre le troisième degré d’une image qui l’interpelle sur son fanatisme. C’est une rencontre impossible. Nos sociétés doivent gérer ce choc, et défendre la liberté d’expression, aussi chère à nos yeux que la foi aux croyants.
Mais comment sortir de cette impasse?
Ce ne sont pas des types armés de kalachnikovs qui vont décider de ce que l’on peut dire. Mais on n’est plus dans la France d’il y a quarante ans; nous vivons dans un monde global où ce que tu fais n’importe où peut être vu et utilisé ailleurs. De plus en plus de groupes s’enferment dans leur extrémisme, tout en étant ultra-connectés. Le dessin de presse doit continuer à dénoncer, à défier les pouvoirs, mais avec un devoir accru de chercher à comprendre. Critiquer, tout en écoutant.
Concrètement, comment s’y prend-on?
Moi, j’essaie de le faire en allant voir sur place, à travers mes reportages BD. Ou encore, avec le Département des affaires étrangères, dans des opérations «Plumes croisées», qui consistent à faire travailler ensemble des dessinateurs de camps opposés au Liban, au Kenya ou au Guatemala (www.plumes-croisees.com). Avec Cartooning for Peace également, mouvement créé à Paris autour de Plantu et dont nous avons lancé une antenne suisse, qui décerne chaque deux ans à Genève un prix saluant le courage de dessinateurs.
Longtemps, ce sont les Etats qui ont menacé et censuré les dessinateurs. Désormais, chez nous en tout cas, il s’agit de groupuscules. Quels sont les principaux prédateurs?
Vous avez parfois le meilleur des deux mondes! Ali Dilem, en Algérie, vit entre l’enclume des généraux et le marteau des islamistes. Son nom a été parfois livré à la prière du vendredi. Ici, nous sommes libres de parler et des fous sont libres de nous tuer. Il y a bien des pays dans lesquels les dessinateurs n’ont pas le soutien de l’Etat et où il ne vaut mieux pas appeler la police. Le dessin de presse ne fait pas bon ménage avec les régimes autoritaires – la Russie de Poutine entre autres – et se marie mal avec les sensibilités religieuses, en terre d’islam notamment. C’est un challenge d’être dessinateur au Pakistan aujourd’hui.
Avez-vous déjà eu peur?
J’ai pu être inquiet lors de mes déplacements à l’étranger, à Gaza par exemple. L’ironie est que, désormais, je préfère m’annoncer comme journaliste – un titre pourtant lourd à porter – et non plus comme dessinateur! Avant, on mettait «cartoonist» sur le visa et cela faisait sourire tout le monde.
Certaines voix dénoncent déjà la responsabilité de «Charlie» dans la provocation.
C’est ignoble. Dieu sait si, dans le passé, j’ai exprimé mon désaccord avec certains de leurs choix. J’ai trouvé certains dessins inutiles et mauvais. Il faut être bon dans la provocation. Mais je refuse ce débat, parce que c’est déjà commencer à donner raison aux tireurs que de s’interroger sur la responsabilité des victimes, leur bon ou mauvais goût. Un massacre a eu lieu, c’est tout. C’est bien joli de dire qu’on est Charlie, mais cela doit faire sourire Cabu et Wolinski, parce que si tous ces gens avaient acheté Charlie Hebdo auparavant, le journal aurait été davantage soutenu. Pour défendre la liberté, il faut le courage de tous: dessinateurs, rédacteurs en chef, lecteurs.
S’agit-il d’un 11-Septembre pour les dessinateurs, pour la presse, pour la France?
L’affaire des caricatures en 2006 en était déjà un pour les dessinateurs. Nous avions alors compris que le monde avait changé. Les dessinateurs de Charlie étaient potaches, mais ils savaient les risques qu’ils prenaient. Je sentais que ce jour arriverait. Ce 11-Septembre des caricaturistes s’est étendu mercredi à la France, parce que les dessinateurs sont devenus les symboles d’enjeux beaucoup plus grands. J’ai des craintes aujourd’hui pour la démocratie et l’utilisation qui sera faite de cela par les extrémistes. Je vois des foules et je trouve cela extraordinaire. Je vois des foules et j’ai peur de la colère populaire. La dernière chose qu’auraient voulue les dessinateurs tombés: devenir les héros de Marine Le Pen. C’est un piège tendu. Je suis inquiet pour les musulmans, les chrétiens, les laïcs et les libres penseurs. Nous devons lutter contre l’extrémisme et pour la tolérance.
Certains appellent à la republication des caricatures controversées, en signe de soutien.
C’est à côté de la plaque. Justement le piège dont je parlais. On les connaît, ces dessins. Quel est l’enjeu? Allez-y, dessinez Mahomet si vous osez? Non, je me fiche de dessiner Mahomet. En revanche, je continuerai à dessiner l’extrémisme religieux, les problèmes d’intégration, la question du voile… Ce sont des questions valables.
Vous vous bridez, parfois?
Oui, bien sûr, cela fait partie du métier. La liberté d’expression n’est pas absolue, sauf aux marges. Je ne travaille pas pour Charlie Hebdo mais pour des titres généralistes, grand public. Il n’y a rien de plus facile que de heurter, or ce n’est pas le but premier du dessin. Je teste souvent différentes idées et j’écarte celles qui me correspondent le moins. On n’a pas forcément besoin de tirer fort pour tirer dans le mille, pas toujours. Il est souvent plus difficile d’être subtil. Il est arrivé une fois ou deux qu’un rédacteur en chef ne soit pas à l’aise avec un dessin. Dans ces cas-là, nous discutons vigoureusement.
Vous travaillez des deux côtés de l’Atlantique; les sensibilités sont-elles très différentes?
Il y a un esprit frondeur français, très lié à la langue. J’ai des idées en français que je n’ai pas en anglais. Hara-Kiri et Charlie Hebdo ont ouvert beaucoup de champs après 1968, on a bouffé du curé, tiré sur les pouvoirs. Cela a marqué les consciences collectives. Pour le New York Times, je dois toujours réfléchir à la manière acceptable de dire les choses. Le politiquement correct est plus marqué, il y a une plus grande sensibilité à la représentation, aux questions religieuses. Cela me demande parfois plus d’imagination pour être cinglant. Ceci dit, le dessin de presse est bien vivant aux Etats-Unis! Et il y a des talk-shows qui sont absolument décapants.
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«Un type sorti du Moyen Age ne peut pas comprendre le troisième degré d’un dessin qui l’interpelle sur son fanatisme. C’est une rencontre impossible»