De Dibutade à Tim Noble et Sue Webster, comment l’art naît de l’ombre
La légende veut que la peinture soit née en Grèce. Et que ce soit Dibutade, fille du potier Boutadès, qui aurait tracé sur un mur l’ombre du profil de son bien-aimé en partance. Du moins c’est ce que raconte Pline l’Ancien. L’ombre création de l’art comme trace de la mémoire? C’est une belle histoire.
Bien des siècles plus tard, chez Annette Messager, l’ombre anime un petit cirque autrement tragique. Un théâtre dont les protagonistes sont des oiseaux morts, emmaillotés serrés dans des petits costumes en laine crochetée. L’installation de 1971 s’intitulait Les Pensionnaires. L’artiste française y avait alors épinglé cette collection morbide dans une vitrine. Un truc d’enfant pervers qui constituait une sorte d’univers de petites poupées dédiées à son seul plaisir. Un effet «Jeux interdits», mais en plus glauque, dont les ombres projetées dessinaient le reflet fantomatique d’une microsociété macabre. L’ombre d’où surgissent les monstres
Voie punk
Et puis il y a les artistes qui, comme la compagnie Pilobolus, jouent de l’effet d’optique que permet l’interférence avec la lumière. Sans elle, il n’y a plus ni plan ni couleur, le spectateur passe de la troisième à la deuxième dimension. Une illusion visuelle parfaite qui trompe le spectateur lorsque cinq danseurs se combinent pour créer un éléphant très vivant.
Cette perte des repères, Tim Noble et Sue Webster vont en jouer. A partir du milieu des années 90, les deux artistes anglais vont alors réaliser ces Shadow Sculptures tout à fait saisissantes, constituées de fonds de poubelle renversés, mais savamment agencés.
Juste avant eux, les Young British Artists (YBA) avaient imposé le trash comme matériau artistique. Damien Hirst exposait une tête de cheval dévorée par des mouches et Tracy Emin transportait l’intégralité de son lit – petite culotte et tampon hygiénique compris – à la Tate Britain en espérant décrocher le Turner Prize 1999 (qui reviendra finalement à Steve McQueen). Noble et Webster suivent cette voie post-punk du détritus artistique, mais sans le côté autobiographique inhérent à l’ordure ménagère. Chez eux, l’accumulation ne raconte rien d’autre que sa condition d’objet en volume. Elle est un obstacle contre lequel butent les rais lumineux, pas une critique de notre société qui surconsomme. L’œuvre assume ici son statut de saleté moderne tout en l’annulant, le spectateur n’ayant d’yeux que pour la magie de l’image qui apparaît sur la cimaise. En pleine lumière, leurs tas de détritus ne ressemblent à rien. Mais braquez maintenant le projecteur dans le bon axe et voilà l’amoncellement qui dessine contre le mur le détour hyperréaliste d’un couple assis dos à dos, d’une tête coupée embrochée au bout d’une pique, d’un type en train de se soulager ou de deux rats en pleine copulation.
Effort d’abstraction
Le matériau est cru, l’imagerie pas franchement glamour. C’est sexe, un peu drogue et pas mal rock’n’roll. «C’est un travail à deux faces, avec un côté brillant et un côté obscur. Comme une manière de refléter notre double personnalité», expliquait Tim Noble dans une interview de 2007. «Pour autant, notre travail ne se prend pas au sérieux. Même si faire de bonnes pièces reste notre préoccupation première. Vous n’imaginez pas le temps fou qu’elles nous prennent.»
Car créer à partir de l’ombre reste un exercice infiniment compliqué. La distance avec le support, les heures de tâtonnement pour obtenir l’effet voulu obligent à des efforts d’abstraction. La Japonaise Kumi Yamashita produit des profils ombrés en éclairant d’une lumière rasante des chiffres arrangés contre un mur. Les danseurs de Shadowland, eux, reproduisent des figures en mouvement avec la souplesse de leurs corps. De vrais travailleurs de l’ombre.
La fille d’un potier qui veut conserver l’image de son bien-aimé. Des artistes qui réalisent des fantasmagories en renversant des poubelles. La brève histoire d’un genre qui sert la mémoire mais évoque aussi la mort