«Faire un couple, c’est ne faire qu’un, mais lequel?» Cette phrase d’Oscar Wilde, Perrine Valli l’a découverte enfant, lorsque sa mère, conseillère conjugale, a offert à son mari, médecin, un T-shirt qui arborait la cruciale question. Tout un symbole. Comme cette exhortation affichée dans les toilettes domestiques à Aix-en-Provence, que les deux filles de la famille ont eu le temps de cogiter: «Avant de venir m’exposer vos problèmes, préparez des solutions. Car, si vous ne faites pas partie des solutions, vous faites peut-être partie des problèmes.» Deux jalons pour un constat: Perrine Valli, danseuse établie entre Genève et Paris, n’a pas été élevée dans du coton. Sens des responsabilités et réflexion sur les relations hommes-femmes composent un bagage que l’on retrouve dans ses créations.

Des spectacles de danse à la ligne claire, souvent en noir et blanc, et aux mouvements géométriques précis, presque coupants. Qui vont du plus formel, le geste pour le geste, au plus social: la prostitution, les modes de production, les différences de statuts artistiques entre l’Occident et le Japon… Oui, la clarté, d’expression, de regard, de point de vue est une des qualités de cette artiste de 30 ans au visage d’enfant.

Et pourtant, quel mot Perrine Valli a-t-elle choisi pour se définir? Quel est ce sésame qui dit le mieux, à ses yeux, ce qu’elle est et ce qu’elle fait? «Complexe». Qu’elle a scotché à même la peau dans cette position bras en croix qui revient comme un leitmotiv dans ses chorégraphies. Complexe, Perrine Valli? Tournons et retournons la question.

Ma Cabane au Canada, Série, Je pense comme une fille qui enlève sa robe, Je ne vois pas la femme cachée dans la forêt, Myouto, Déproduction… Depuis 2005 qu’elle s’est lancée dans la création après une formation de danse au Conservatoire de Lyon, Perrine Valli poursuit deux quêtes, deux obsessions. D’un côté une recherche formelle, comme dans Série, en 2007, où l’artiste a scotché sur le sol de la salle de l’ADC, à Genève, de larges bandes de papier WC qui formaient des perspectives sur lesquelles la danseuse alignait une gestuelle précise, soignée, aux angles arrêtés.

Et, d’un autre côté, une recherche sociale qui scrute sans relâche la place du féminin dans l’intimité et dans la société. «Mes parents débattaient souvent de ce sujet. Mon père, adoptant les thèses pragmatiques de la médecine, contestait les interprétations psychologiques de ma mère imprégnée de féminisme. Les face-à-face étaient très animés!» Visiblement, la jeune femme a repris le flambeau maternel. «Aujour­d’hui, je m’interroge sur la soi-disant neutralité sexuelle. Cette illusion qu’on est parvenu, notamment en art, à désexualiser le corps, nu ou habillé. Je n’y crois pas. En Occident, le féminin et le masculin sont toujours très clivés.»

Perrine Valli l’a vérifié lors de son plongeon dans le monde de la prostitution pour réaliser Je pense comme une fille qui enlève sa robe, sa troisième création, en 2009, celle qui l’a résolument projetée dans le camp des artistes dont on suit la production. Pour cette pièce qui emprunte son titre à Georges Bataille, la jeune artiste a enquêté sur le trottoir genevois et observé que, si «pour l’homme, la prostitution est une activité historiquement admise, joyeuse et autorisée», elle reste pour la femme qui la pratique un «emploi stigmatisé et condamné».

Pourtant, sur la scène du Théâtre de l’Usine, à Genève, pas de réquisitoire: Je pense comme une fille…, traduction artistique de cette problématique, parvenait à éviter le double piège de l’empathie dégoulinante et de la dénonciation hurlante. Au commencement, une table-lit. Pour accueillir le corps nu de la danseuse qui, de son dos, dessinait bosses et vallons. Puis, assise, la fameuse ligne des bras à l’équerre qu’on retrouve dans toutes ses créations.

Une position qui «ne raconte pas la crucifixion, mais le symbole féminin, ou l’équilibre entre l’homme et la femme», précise Perrine Valli. Suivait, dans le spectacle, la séquence des territoires. Comment la chanteuse Jennifer Bonn, longue liane sauvage, décollait du sol plusieurs lignes de bandes adhésives. Pour exprimer la limite infranchissable entre la prostituée et la femme installée? Le rap rageur de la fin sur lequel les deux femmes sautaient mécaniquement avec, sur les seins, des étoiles à paillettes, pourrait le laisser penser…

«C’est vrai, je ressens une certaine colère contre la manière dont l’Occident voit la sexualité. Grâce à ma sœur qui a été attachée culturelle au Japon et maintenant en Thaïlande, j’ai beaucoup voyagé et j’ai remarqué qu’en vertu du shintoïsme ces pays pratiquent un rapport au corps décomplexé. La sexualité n’y est pas un péché. La Thaïlande cultive par exemple la tradition du ladyboy, un jeune homme qui s’habille en fille, sans que cette étrangeté ne pose problème aux autres garçons.»

Le Japon. Ce pays marque un tournant dans la vie de Perrine Valli. Il y a eu un avant et un après les trois mois, de septembre à décembre 2009, que la jeune chorégraphe a passés en résidence à Tokyo dans le cadre du programme CulturesFrance «Villa Médicis Hors les murs». «J’étais partie avec l’idée de créer une pièce sur place. Mais, quand je suis arrivée, l’attachée culturelle m’a fait remarquer que la résidence n’exigeait aucun retour sous la forme d’un spectacle. Je pouvais prendre ou même perdre mon temps…» explique Perrine. Qui a donc décidé de se promener à Tokyo, de boire du saké et de rencontrer beaucoup de Japonais… Dont deux danseurs, Airi Suzuki et Kazuma Glen Motomura, les deux protagonistes de sa dernière et magnifique pièce Déproduction, qui raconte précisément ce temps d’errance et de lente construction au Japon.

«Pourquoi le Japon m’a-t-il tant marquée? Pour son mariage des extrêmes. Vous y trouvez les buildings les plus immenses et les sushis les plus petits. La population la plus disciplinée la semaine et la plus éclatée le week-end. C’est violent? Non. Paris est violent, Tokyo est d’une grande fluidité, les corps ne se touchent jamais. Les Japonais pratiquent le gaman, cette manière de pousser les émotions à l’intérieur d’eux-mêmes. D’où, sans doute, cet imaginaire débordant. Les émotions refoulées explosent ensuite sous forme virtuelle.»

De retour du Japon, Perrine a connu une crise profonde. «Après avoir arrêté de danser pendant trois mois, je n’arrivais pas à retrouver le goût du mouvement.» Personne, pourtant, n’a oublié la très belle interprète qu’elle était pour Cindy Van Acker, adoptant avec force les lentes évolutions au sol de la chorégraphe genevoise. «J’ai l’impression d’avoir tué ma part d’interprète», confirme la jeune artiste. «D’où la création d’un nouveau concept, Mini-Mum. Moitié chorégraphie, moitié recherche expérimentale entre texte, vidéo, exposition et conférence.» Pourquoi cette diversification? «Parce que la danse ne suffit pas à tout dire d’un sujet et que les mots ou les images me manquaient.»

Les mots et les images nous ramènent sur les traces familiales avec les débats animés et les phrases affichées dans les lieux clés… «Ma grand-mère parisienne est aussi pour beaucoup dans ma volonté de toujours innover. Elle a aujourd’hui 86 ans et a passé sa vie entre sa mère et sa fille. Elle était totalement avant-gardiste, pro-pilule et amatrice de voyages en solitaire. J’ai appris récemment qu’elle faisait des croquis de danseuses dans sa jeunesse…»

On demande à Perrine d’établir ses propres forces et faiblesses. «Je suis rigoureuse, travailleuse et exigeante. Je tiens ça de ma famille bernoise, du côté de mon père. Mais, parfois, ma fragilité émotionnelle me freine. Je suis compliquée», répond cette jeune artiste qui a trouvé au Japon une manière idéale, le gaman, de contenir ce trop-plein d’émotion. «Au Japon, où la création n’est pas subventionnée, j’ai aussi appris la solidarité et la débrouillardise. A 30 ans, l’idée de l’artiste solitaire me semble définitivement derrière.»