Dinh Q. Lê, œuvres de mémoire et visions de guerre
Alors que l’on célèbre en 2015 le quarantième anniversaire de la fin de la guerre du Vietnam, Dinh Q. Lê, figure majeure de l’art contemporain vietnamien, livre son regard sur l’écriture de l’histoire et la mise en images du conflit
A travers qui l’Histoire s’écrit-elle? Cette question obsède l’artiste vietnamien Dinh Q. Lê. Né à Hà Tiên, une petite ville près de la frontière cambodgienne, alors que faisait rage à la fin des années 1960 cette guerre entre le Vietnam-du-Nord (soutenu par le bloc soviétique) et le Sud (soutenu par les Américains) dont les victimes se comptent par millions, Dinh Q. Lê a fui aux Etats-Unis vers l’âge de 10 ans avec sa famille. Expérience de l’exil, enfance diffractée, intégration douloureuse: le travail de l’artiste s’enracine dans l’exercice de mémoire, l’entrelacs des souvenirs et leurs éventuels angles morts. Montrées ces dernières années au Museum of Modern Art de New York ou à la dOCUMENTA de Kassel, ses pièces investissent les interstices entre photographie, sculpture et installation. Le Mori Art Museum de Tokyo consacre à Dinh Q. Lê une vaste rétrospective, alors que l’on célèbre cette année le 40e anniversaire de la fin de la guerre du Vietnam.
Passé nuancé
Installé au 52e étage de la Mori Tower, où se situe le musée, il s’exprime avec des mots simples et précis; il dit être aujourd’hui en paix avec le conflit et son héritage. Critique à l’égard des Américains pour la violence physique et symbolique de leurs interventions, autant qu’à l’égard du gouvernement vietnamien pour sa vision idéologique de l’histoire («le Nord a libéré le Sud, voilà leur discours, mais le Sud n’avait rien demandé!»), Dinh Q. Lê prône la nuance et la subtilité dans l’approche du passé.
«Je crois qu’on ne voit jamais une image dans sa totalité», dit-il à propos de sa série de rouleaux photographiques qui étirent des clichés célèbres (par exemple la petite fille courant et hurlant juste après une attaque au napalm, saisie en 1972 par Nick Ut) jusqu’à ce que leur caractère sculptural prenne le pas sur leur contenu sémiotique. «Je me suis inspiré de la tradition asiatique du rouleau: le papier peut faire des dizaines de mètres, seule une portion congrue est visible.»
Se réapproprier des représentations de guerre tellement rabâchées qu’elles font désormais partie de la pop culture; questionner le statut emblématique qu’elles ont acquis, et l’effacement progressif du contexte qui leur conférait du sens: voilà la proposition de Dinh Q. Lê. «On pense comprendre ces images parce qu’elles sont familières. Mais que sait-on des réseaux d’histoires et de destins qui les sous-tendent?» Persistence of Memory, une série exposée à la Biennale de Venise en 2003, pousse encore plus loin la critique post-coloniale. Dinh Q. Lê y met en œuvre une technique de tressage traditionnelle pour fusionner ensemble iconographie hollywoodienne et images d’archives ou de photojournalisme. La focalisation sur le héros blanc et l’arsenal américain (personnages d’Apocalypse Now, hélicoptères, affiches de cinéma) y est mise en relief avec des documents historiques dépeignant des atrocités.
L’histoire du perdant
«Les images sont faites de différentes couches, et toutes ne sont pas accessibles immédiatement. Le tressage permet de faire apparaître et disparaître certains éléments en fonction du point de vue. Les images sont dans un état de flux.» La position mais aussi les connaissances du spectateur modifient leur perception. «Qui écrit l’histoire? On a tendance à dire que c’est le privilège des vainqueurs. Mais dans le cas du Vietnam, ce n’est pas vrai! Même s’ils ont échoué, ce sont les Américains qui ont écrit cette histoire, parce qu’ils en avaient les moyens en termes de médias, de production hollywoodienne, d’universités. Je pense qu’il y a aux Etats-Unis un réel besoin de faire sens du passé, de négocier avec lui. Le Vietnam, par contre, était dévasté. Il fallait tout reconstruire. Il n’y avait pas de possibilité de faire ce travail réflexif, en tout cas pas dans l’espace public.»
Dinh Q. Lê lui-même a mis du temps. Durant son adolescence, passée sur la côte Ouest, il se tient à distance des films et des récits qui tournent autour de la guerre. «J’essayais à tout prix de m’adapter, mais je me sentais exclu. Je parlais peu. J’ai eu l’impression d’être enfermé en moi-même.» A l’orée de ses études de photographie, Dinh Q. Lê change d’attitude. Il a soudain soif de comprendre. Comprendre la contradiction qui l’habite, et l’histoire des deux pays qui l’ont vu grandir.
Cette soif de savoir s’accompagne d’un goût nouveau: celui du collectionneur. Dinh Q. Lê collectionne des porcelaines centenaires, des pièces d’art contemporain vietnamien, mais aussi des photos de migrants anonymes, dont il a littéralement constitué un océan pour son installation Erasure qui permet au public de participer au processus d’archivage. Et puis il y a cette centaine de dessins d’artistes de guerre, déployés à dOCUMENTA en 2012. «J’avais envie de comprendre ces images. Surtout, je m’étais rendu compte qu’en 65 ans d’existence, dOCUMENTA n’avait jamais exposé un artiste vietnamien à proprement parler.» Montrer ou être montré. Non plus comme un objet, mais comme un sujet.
Depuis la fin des années 1990, Dinh Q. Lê a choisi de retourner vivre au Vietnam. Son travail, néanmoins, n’y a été présenté que deux fois. La première au Goethe Institut, soit techniquement sur le territoire allemand. La seconde fois à Hô Chí Minh-Ville, en plein marché. «La censure est toujours très présente. Pour pouvoir exposer dans une galerie ou un musée, il faut l’aval du Ministère de la culture.
Horreur kawaii
»Et certains sujets sont sensibles.» Damaged Gene, en l’occurrence, traite de l’Agent Orange, ce désherbant déversé par l’armée américaine dont l’absorption provoque des malformations chez les nourrissons. La série est constituée de figurines et de vêtements pour enfants siamois, dans une esthétique kawaii qui rappelle un peu Takashi Murakami. Conscient qu’il n’obtiendrait pas les autorisations pour exposer, notamment parce que le gouvernement cherchait à booster l’agriculture et souhaitait éviter les débats sur la contamination des sols, Dinh Q. Lê décide de vendre Damaged Gene dans un magasin d’habits pour tout-petits. «Les inspecteurs de la police du commerce sont passés, et j’ai dit que je cherchais à gagner de l’argent.» Derrière l’écran du consumérisme, subversion et militantisme.
Le 30 avril dernier, jour anniversaire de la chute de Saigon, l’artiste n’était pas au Vietnam, «parce que les discours officiels l’exaspèrent». Sur Facebook, néanmoins, il a observé combien la population se distancie de plus en plus des discours officiels. «Le Parti communiste maintient le récit d’un Sud libéré, mais les gens, aujourd’hui, préfèrent parler de réunification. Et puis, avec la Chine qui montre les muscles, un rapprochement avec les Etats-Unis n’est plus si inimaginable…» Dinh Q. Lê, lui, continuera de vivre au Vietnam. «C’est une question identitaire, mais aussi une question d’inspiration.» Récits, objets, photos, témoignages: il n’a pas terminé sa collection.
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