D'abord, c'est la manière. Raconter un voyage en musique. A mille lieues des affligeantes soirées diapos. Mais cette bonne idée pourrait être ravagée par des clichés, des couleurs locales, un peu trop d'africanité feinte dans ce jazz. Aldo Romano (batterie), Louis Sclavis (clarinette et saxophone soprano) et Henri Texier (contrebasse) ne transigent pas. Suite africaine n'est pas un disque africain, mais un disque sur l'Afrique. Sans la constance du reportage, sans l'éloquence maniérée du récit. Ce sont des carnets de route, des carnets-déroutes. La musique, mieux que tout, parvient à parler du secret. Sans jamais le dévoiler.
Le secret en Afrique se déploie, colle à la peau, ne lâche plus. Comme les grands vents sahariens, il vous tabasse, vous aveugle. Pour conter l'Afrique, il faut convenir qu'elle se dérobe. D'emblée battre sa coulpe. Ce disque intègre autant les sensations du voyage que l'échec de les transcrire. Le trio de jazz ne renonce pas à son univers. Aldo Romano écrit un thème, presque une valse à la Nino Rota, pour dire Soweto. Cette ballade est une belle chose qui craquelle. A l'image du disque.
Ce qui est si juste dans ces suites africaines, c'est la faille. La musique fendille, une violence pointe. Dans les «Bois croisés», improvisation collective, on peut presque voir les musiciens s'affronter. Un poster des hauts plateaux n'aurait donné à voir que l'immobilité, la beauté du monde. Chez le trio, la musique se débat, s'obstine, se fragmente. Ainsi l'album échappe-t-il à l'illustration. Et les images déferlent. La photographie d'un «P'tit môme», choisie par Texier pour une improvisation: même ici, le trio ne mise pas sur les regards attendris et les larmoiements convenus. L'image est une impulsion pour explorer les zones ombrageuses. Les musiciens éveillent les esprits dormants.
On sait que cet album a été enregistré bien à l'abri dans un studio français. Mais les musiciens, de retour de voyage, paraissent saturés de visions. Louis Sclavis tient sa clarinette ou son sax soprano comme un sceptre envoûté. Le son vole et parcourt l'espace. Au-delà des intentions. Ses barrissements ne ressemblent pas à ceux du jazzman émancipé, ils effraient comme le rhombe dans le bois sacré. De même pour Aldo Romano et Henri Texier qui tissent une relation fébrile, tortueuse. Comme si ces musiciens et, a fortiori, ce photographe s'acharnaient en vain à rendre les bruissements africains qui bousculent leur tête.
Aldo Romano, Louis Sclavis, Henri Texier
Suite africaine
Disque accompagné d'un livret de photographies de Guy Le Querrec
Label Bleu/RecRec