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Disques. Malcolm Braff, la Tempête

Le pianiste veveysan sort un nouvel album, plus abouti encore que le précédent, déjà paru sur le label Blue Note.Malcolm Braff's ComboThe Preacher(Blue Note 7243 5 272662/EMI)

Accoudé à la table d'un restaurant vaudois, Malcolm Braff clame sa haine de l'enregistrement. Une perte de temps pour un artiste né pour écumer les scènes, affronter les publics, modifier constamment ses bribes de compositions. Depuis Together, premier album paru en 1999 sur le label Blue Note, le pianiste veveysan ne cesse de se produire sur tous les continents, accompagné de son quintette. Au fil des concerts improvisés, sur des scènes parfois bâtardes, Combo est devenu une formation miraculeuse. Entre le djembé de Yaya Ouattara et la batterie d'Olivier Clerc, entre la contrebasse de Bänz Oester et la trompette de Mathieu Michel sont nés des complicités inouïes, des élans que Malcolm Braff maîtrise à peine: «Je n'arrange rien. Je ne dirige mon groupe que depuis mon piano. Sans invective, sans parti pris. J'ai une confiance absolue en ces musiciens.» La quintuple entente.

Malcolm Braff esquisse un sourire. Sur sa face de yeti alpestre, on lit une légère satisfaction. Tous les discours sur l'éphémère du disque, sa commercialisation outrancière, son inéluctable facticité, ne parviennent pas à occulter l'essentiel: The Preacher est un album qui possède toutes les qualités d'un concert. Et plus encore. Enregistré dans le studio norvégien de Jan Erik Kongshaug, où la plupart des disques du label nordique ECM sont conçus, The Preacher bénéficie d'une sonorisation d'une effrayante précision. «Dans ce studio, lance le pianiste, la technique semble inexistante pour le musicien. Quelques instants de préparation et on joue. Sans se soucier de rien. Et le résultat est fidèle.» Particulièrement fidèle. Ecouter ce disque, c'est accepter qu'un quintette de jazz fasse intrusion chez soi, brûle le plancher et bouleverse le mobilier. Le grand chambardement.

L'homme à barbe noire parle subitement de son parcours. Brésil, Dakar puis Vevey. Père pasteur. Piano précoce et premières expériences dans le free jazz. La vie de Malcolm Braff ressemble à ces saynètes filmées de Charlie Chaplin: mouvement accéléré, intrigue complexe, dénouement heureux. A 29 ans, celui qui, de son propre aveu, a manqué d'entendre certains disques fondateurs du jazz moderne, devient un jazzman accompli.

The Preacher contient la suite du précédent opus Together. Malcolm Braff y creuse encore ses références œdipiennes. Souvenir du sermon paternel, du gospel dans le temple («Song of Wonderful Things», «Gospel»), ces chants religieux ne sauraient pourtant envahir les églises. Trop charnelles pour être pieuses, les messes de Malcolm feraient rougir les grenouilles dominicales. Plus que jamais et parce que sa technique s'est considérablement développée, son jeu pianistique ressemble à celui d'Abdullah Ibrahim. Autre pianiste dont le lien à la musique chrétienne est plus sentimental que fidéiste. Le prédicateur sans Bible.

Malgré la beauté des pièces courtes qui inaugurent le disque, The Preacher serait un peu étriqué sans le thème «Bitches of Spain». Alors que le début du disque ne souffre pratiquement aucune rupture rythmique, ces «Chiennes ibériques» (sic) commencent par aboyer dans le vide. Jeux de sons presque silencieux. Olivier Clerc a la frappe dégingandée. Bänz Oester le suit sur la même vibration. Puis, Mathieu Michel et Malcolm Braff formulent quelques couples d'accords pacifiés. Ni une ni deux, la composition s'embrase. Même atmosphère enflammée que dans le «Yasmina/Black Woman» d'Archie Shepp: un voyage aux confins du jazz libertaire. Mathieu Michel souffle des notes que seul Freddie Hubbard avait émises un jour dans «Olé» de Coltrane: sentiment d'anarchie organisée, de pulsions assumées. Malcolm Braff prend alors un solo d'une clarté rare. On sait soudain que les prochains disques de Combo seront des live et qu'ils prendront la forme épanouie de ces «Bitches of Spain».