En septembre dernier, dans la rubrique «Vos questions à la psychologue» de 20 minutes, Mélanie, d’Aigle, se dit «pressée» par ses partenaires pour avoir des relations sexuelles, se faisant «quitter à chaque fois». «Dans ma grande solitude, je suis tombée amoureuse du Dr House. Je suis désespérée. Que faire?». La psy, que l’on sent légèrement empruntée par cette téléspectatrice enamourée d’un «homme inaccessible», hasarde: peut-être est-ce en raison de «sa capacité à s’affirmer envers et contre tous», «de revendiquer et cultiver son côté mal-aimé»?
Sans conteste, ce Dr House, dont la TSR entame la cinquième saison ce jeudi, n’est pas sympathique. Pourtant, il séduit les téléspectateurs avec une puissance inédite. Après un bon démarrage dans son pays en 2004, les audiences de House M.D. n’ont cessé de grimper. Avec Les Experts, c’est la nouvelle corne d’abondance de TF1. A son retour en mars, le feuilleton a battu son propre record, dépassant le seuil, devenu rare, des 10 millions de fidèles. Dès mi-avril, la chaîne privée ira jusqu’à rediffuser la troisième saison après la quatrième, dans la même case, juste pour capitaliser sur ce succès tout en faisant languir les adeptes. L’année passée, les ventes des coffrets DVD des saisons de Dr House – la quatrième est annoncée pour mai – ont surplombé toutes les autres séries en France avec 213 000 exemplaires, loin devant Desperate Housewives (91 000).
Les raisons d’un tel engouement ne sont pas aussi évidentes qu’il n’y paraît. Gregory House ne fait rien pour être aimé; cela pourrait suffire à l’apprécier, mais l’alchimie semble plus complexe. Sur le plan créatif, la série du Canadien David Shore, qui a notamment fait ses armes dans la fiction judiciaire The Practice ainsi que dans Law and order (New York District), semblait cumuler tous les risques qui conduiraient, logiquement, à l’échec.
D’abord, il s’agit d’une énième histoire de médecin, registre plutôt encombré. D’autant que Dr House était mis à l’antenne au moment où le public d’Urgences fléchissait. Les hôpitaux ne semblaient plus aussi attractifs.
Et puis, lancer une série axée pour l’essentiel sur un diagnosticien détestable lorsque les systèmes de santé craquent, quand les médecins font savoir leur mauvaise humeur, ou dérivent vers les niches lucratives – voir Nip/Tuk –, avait quelque chose de périlleux. Adapté au contexte local, s’il fallait une figure aussi opiniâtre qu’acariâtre, le docteur House, ce serait Pascal Couchepin…
En sus, les producteurs se hasardaient à prendre un acteur anglais inconnu aux Etats-Unis, sinon pour quelques doublages et une apparition dans Friends. Et même si la vie privée des personnages prend de l’ampleur au fil des saisons, David Shore a imposé un postulat sévère, loin de Grey’s Anatomy apparu une année plus tard, selon lequel l’activité des praticiens prime sur les sentiments des protagonistes. Chez House, on ne joue pas au docteur.
Au fil des saisons, la prise de risques est devenue le fondement du succès. L’écriture de Dr House se distingue par cette manière de mêler le cadre hospitalier, les enjeux forcément vitaux dus à cette situation, et l’investigation quasi policière. Le jargon des séries a une catégorie pour cela, le «procedurial», pour désigner ces fictions basées sur la démarche de l’enquêteur. Mais dans Dr House, pas de clinquant technologique à la mode des Experts: tout, ici, est dans l’analyse des faits, des symptômes, le questionnement, la remise en question des premières impressions. C’est la mission principale assignée au héros, qui doit harceler ses assistants, violenter le réel pour obtenir un diagnostic qui paraîtra paradoxal. Gregory House a quelque chose d’un Socrate ronchon, sous calmants.
Et bien sûr, le choix du dandy d’Oxford a relevé du coup de génie. Hugh Laurie n’habite pas son rôle, il n’en sort plus. Même quand il bougonne dans la presse pipole, en déplorant son éloignement de Londres et de sa famille, c’est House qui semble parler, si celui-ci avait un entourage.
L’acteur, qui s’est essayé au scénario durant les années 80, a l’intelligence de son double fictif. Le fait se vérifie avec son roman Tout est sous contrôle, traduit ces temps (Sonatine Editions). Publié en 1996, ce thriller sur un ex-militaire pris malgré lui dans une machination de terrorisme et d’Etat est écrit comme un polar à l’ancienne. Un monde où la belle aux yeux gris se révèle bien entendu fatale, et où le garde du corps est «laid comme un parking».
En passant, l’acteur-écrivain fait un clin d’œil amusant à la Suisse, puisqu’une scène cruciale se déroule au pied de la Jungfrau. Evoquant les touristes venant du monde entier, il note: «Les Suisses, eux, sont là toute l’année pour gagner des sous. Comme chacun sait, les conditions économiques sont excellentes de novembre à avril, on compte plusieurs commerces de détail et bureaux de change hors-piste, et l’on a bon espoir que, l’année prochaine – il serait temps –, l’économie locale devienne un sport olympique. Ils n’en disent rien, mais les Suisses s’imaginent sur le podium.»
Un acteur brillant au service d’une série maligne: le traitement Dr House devient gagnant. Il reflète même un certain état de la médecine, assure Martin Winkler, médecin, écrivain, grand amateur d’Urgences (LT du 2.04.09), actuellement chercheur en éthique de la médecine à Montréal: «Urgences montrait l’humanité du médecin, Dr. House passe à la question morale. La série met en scène la pratique collective de la clinique, jusqu’au choix du traitement, laissé à la sensibilité du patient. Le personnage de House est hautement moral, malgré sa détestation des gens, il va jusqu’au bout du diagnostic, puis laisse le choix. Urgences était une série réaliste, celle-ci est métaphorique: la médecine y est décrite comme une pratique qui mêle technique, sens clinique et, en définitive, décisions éthiques. Elle correspond ainsi bien à notre époque.» Somme toute, l’amourette télévisuelle de Mélanie, d’Aigle, n’est peut-être pas aussi farfelue.
Dr House, cinquième saison inédite. TSR1. Dès 21h10.