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Drame humain au cœur d'un EMS bernois

Film phénomène en Suisse alémanique, «Que Sera?» de Dieter Fahrer est enfin sorti sur les écrans romands.

Le goût du public défierait-il les lois du marketing? C'est, du moins, ce que donne à penser le succès inattendu de Que sera? de Dieter Fahrer. Totalisant quelque 20 000 entrées en Suisse alémanique – alors que celles-ci varient en général entre 500 et 10 000 –, ce documentaire événement outre-Sarine entame depuis mercredi sa campagne romande. Un succès qui frappe d'autant plus que le sujet de ce beau film, largement primé à travers les festivals dans le courant de l'année 2004-2005 – Mention spéciale notamment décernée par le Jury international du festival nyonnais Visions du réel –, navigue très loin des berges du glamour et du charmant.

C'est à la table des pensionnaires d'un home pour personnes âgées, le Shönnegg, à Berne, que le film convie le spectateur. Et le repas servi n'est pas des plus appétissant. Un souper digne d'un EMS, en somme: une biscotte, deux tranches d'un jambon plastifié et une compote de pommes lyophilisée. Soit, en substance, le drame humain vécu au quotidien par une poignée de personnes âgées, parquées là dans l'attente de leur futur trépas.

Dans ce microcosme, on distingue Hélène Fischer, sémillante et affable Romande qui se met en quatre pour dérider ses compagnes, Nelly Bloch, l'intellectuelle amenée là en cours de film par sa fille et qui ne sait à qui parler, ne se trouvant rien de commun avec ses co-résidents imposés. La belle Lydia Baumann évoque à mots pleins le tragique de la vieillesse qui n'est que renoncements et acceptation du renoncement, en premier lieu, celui des délices du sexe. Pendant que Claire Suter, dont les freins lâchent un peu face aux assauts de la maladie d'Alzheimer, distribue à la ronde ses piques à pointe salée.

Tour à tour caustique, émouvante, tendre ou glaçante, la caméra de Dieter Fahrer saisit de face une réalité qu'on aimerait mieux oublier. Cet univers où les vieillards, de plus en plus nombreux dans nos sociétés, sont regroupés, isolés du reste du monde qui préfère oublier là les preuves de sa triste mortalité. On a beau faire au mieux, comme au Shönnegg, qui tente d'aménager une fin de vie convenable et humaine à ses pensionnaires par la création, notamment, d'une garderie d'enfants en son sein. La vérité vue de front est rude. En plus du drame de la vieillesse qui renvoie à la maladie, aux souffrances, à l'inquiétude du lendemain, la vie dans un EMS force ses pensionnaires à ce paradoxal état qui associe solitude et collectivité. Chacun, en effet, mange pareil, œuvre pareil et partage jusqu'à l'espace intime d'une chambre à coucher.

Pour si bien les représenter, apprivoiser ces habitants de Shönnegg, Dieter Fahrer a partagé leurs journées un an durant avant même d'oser sortir un appareil photographique. Plus qu'un simple projet cinématographique, Que sera? constitue une véritable expérience de vie. Que l'auteur souhaite d'ailleurs prolonger puisqu'il envisage de fonder, près d'Estavayer-le-Lac une habitation Vivre en commun, où toutes les générations seraient représentées, qui offrirait la possibilité de retisser ce lien social et entre générations dont l'absence nuit tant aux plus faibles.

Ce souci répond à l'évidence aux attentes partagées par une large part de la population, comme le prouve le parcours glorieux du film. «Les gens se rendent progressivement compte que ça peut tous, un jour, les concerner, constate Adeline Stern, exploitante du cinéma Royal à Sainte-Croix. Si on dénombre des réactions de rejet chez certains, l'essentiel du public en ressort bouleversé. C'est qu'il s'agit d'abord d'un film qui donne envie de vivre.»

La voix de Dieter Fahrer n'est pas là seule à s'élever pour dénoncer les travers d'une société où, comme le déplorait récemment l'écrivain italien Antonio Tabucchi, «la mort n'apparaît plus jamais». Non sous la forme inoffensive du cadavre, mais bien du corps malade et vieillissant. Ainsi, en octobre 2004, alors que le documentaire sortait sur les écrans alémaniques, le Tages-Anzeiger publiait pour son compte une série consacrée au sujet Das Alter.

En attendant de revoir les fondements mêmes du fonctionnement social, certains cherchent déjà à en corriger les travers les plus saillants. Conquis par l'esprit et l'approche proposée par Que sera?, nombre d'institutions l'ont ainsi commandé en DVD afin d'organiser des projections à l'interne pour sensibiliser leur personnel et trouver des solutions en vue d'améliorer le quotidien des pensionnaires. Des pensionnaires qui, selon toutes probabilités, seront les moins remués et choqués par la démonstration de cette réalité qu'eux seuls, jusque-là connaissaient si parfaitement.

Que sera?, documentaire de Dieter Fahrer, (Suisse – 2004).