Aaron Sorkin enchaîne les interviews avec patience, aisance. Il défend son film: «J’en suis fier!» Que dirait-il d’autre? C’est à l’automne passé, au Festival de Zurich. Il reçoit dans un palace, trônant au milieu d’une grande salle vide. Il se cache un peu derrière ses lunettes vintage, dans son ensemble beige clair de type néo-colonial, en cette grisâtre journée zurichoise.

Aaron Sorkin présente Le Grand Jeu (Molly’s Game), qui sort ce mercredi 3 janvier. L’histoire vraie, d’après son autobiographie, de Molly Bloom, une ancienne championne de ski devenue maîtresse du poker illégal. Cette fois, il est scénariste et réalisateur. Il sourit: «Jusqu’ici, quand je voyais un réalisateur qui s’exprimait dans une interview, je pensais au scénariste… Maintenant, j’ai les deux casquettes, ce qui est troublant, et motivant.»

Retrouvez ici la critique du film: Une flamboyante dame de trèfle dans «Le Grand Jeu»

Arrivé au cinéma avec «Des Hommes d’honneur»

Aaron Sorkin? Le nom parle peu aux amateurs de cinéma, hormis peut-être aux friands de boulevard qui auraient de la mémoire: en 2001, quelques semaines à peine après avoir été salué, avec Martin Sheen et John Spencer (un acteur proche), pour son abandon des drogues, Aaron Sorkin est arrêté, de manière très médiatisée, dans un aéroport avec une combinaison colorée de substances illicites. Il dit aujourd’hui ne plus consommer de cocaïne depuis plus d’une décennie.

S’agissant du grand écran, certains relèveront qu’il a écrit The Social Network, sur la naissance de Facebook, et Steve Jobs. Depuis le théâtre, il a gagné l’audiovisuel d’abord grâce au grand écran. En 1992, il adapte sa pièce Des Hommes d’honneur (A Few Good Men) pour un film que réalise Rob Reiner, avec Tom Cruise et Jack Nicholson. Début remarqué dans le cinéma.

Lire aussi: «Steve Jobs», tout est pardonné

C’est pourtant pour la télévision qu’il a créé ses œuvres majeures à ce jour. D’abord avec Sports Nights, une série sur les émissions sportives. Ensuite, et surtout, avec A la Maison-Blanche (The West Wing), de 1999 à 2003, marquante aventure dans les coulisses du pouvoir américain avec, dans la majeure partie des saisons, Martin Sheen en président complexe mais juste. Ont suivi Studio 60 on the Sunset Strip, sur les talk-shows, puis The Newsroom, trois saisons dans l’intimité d’une salle de rédaction d’une chaîne de TV.

A ce propos: Aaron Sorkin s’avance dans la newsroom

Donald Trump, énorme matière à fiction

Aujourd’hui, Aaron Sorkin veut promouvoir son film et ne s’appesantit pas sur ses précédentes créations. Mais il ne peut s’empêcher de répondre à la question de l’évolution de la présidence, là-bas, à Washington: «Je ne doute pas que tout scénariste vivant rêve à chaque seconde d’écrire sur ce qui se passe à la Maison-Blanche depuis le 8 novembre [date de l’élection de Donald Trump]. C’est si énorme et si terrifiant à la fois que chacun voudrait capturer cette actualité et en faire quelque chose par écrit. Bien sûr, moi aussi, j’aimerais être aux commandes d’une série politique en ce moment. En même temps, je ne regrette pas d’avoir conçu un feuilleton sur un président qui était purement de fiction, qui avait ses travers, ses défauts, mais qui, au final, avec son équipe, voulait faire quelque chose de bien.» Sous-entendu: eux au moins… Dans l’ensemble, bien que véhiculant une vision positive du système, la série détaillait les palabres nécessaires au fonctionnement du pouvoir.

La parole, justement, c’est la marque de fabrique d’Aaron Sorkin. Les déambulations bavardes à l’infini des personnages dans les couloirs de la Maison-Blanche ont marqué les mémoires. La série TV repose par nature sur les dialogues, qui permettent l’étirement du temps et la multiplication des trames. Mais dans le genre, Araon Sorkin reste le champion toutes catégories.

Un Woody Allen de la politique

Issu d’une famille juive new-yorkaise, il est au drame ce que Woody Allen est à la comédie: chez eux, tout est parole, tout est négociation par les mots. Cet art à la fois brutal et délicat – la phrase assénée ou susurrée – trouve son paroxysme dans A la Maison-Blanche puis The Newsroom, qui, dans les deux cas, racontent des histoires de pouvoir et d’arbitrages, stratégiques ou, parfois, moraux.

Le Grand Jeu représente un autre enjeu. Une histoire de rémission personnelle, de quête d’identité même dans des milieux douteux. Un conte à propos de résilience. Aaron Sorkin bondit sur ce mot: «Oui, c’est une histoire de résilience, c’est le cœur du propos. J’ai apprécié le livre, mais c’est en rencontrant Molly Bloom, en parlant avec elle, et parce que nous sommes devenus amis, que j’ai vraiment voulu faire ce film. Il y a le glamour, le sexe, le jeu; mais ce qui compte, c’est l’histoire émotionnelle de Molly, c’est cela que je voulais raconter.»

Au point de s’essayer à une mise en scène plus dense, et plus animée. Avec cette casquette supplémentaire de réalisateur, l’auteur a dû repenser certains fondamentaux. Il en sourit: «Je vous rappelle la première scène de Des Hommes d’honneur. Tom Cruise sort de sa voiture, va au kiosque, achète un journal, puis revient dans sa voiture. C’était la plus grande scène d’action de ma carrière jusque-là. Il y a plus d’action dans les dix premières minutes du Grand Jeu que dans tout ce que j’ai fait auparavant!»

Cependant, les fidèles du scénariste n’ont rien à craindre. Les scènes entre Molly, qu’incarne Jessica Chastain, et son avocat, Idris Elba, offrent une nouvelle preuve de la patte verbale d’Aaron Sorkin.


Retrouvez tous nos articles sur les séries TV.