«African Mirror» reflète une Afrique détachée de la réalité
Cinéma
C’est avec les films de René Gardi que la Suisse alémanique a découvert l’Afrique. A travers les archives du cinéaste bernois qui fait du Cameroun un jardin d’Eden, ce documentaire déconstruit les fantasmes nés d’une imagerie coloniale. A la suite de la fermeture des salles, il est disponible en vidéo à la demande

Les Alémaniques n’ont pas découvert l’Afrique en lisant Tintin au Congo mais en regardant les films et en lisant les livres de René Gardi (1909-2000), un Bernois qui a parcouru le continent noir pendant des décennies. Apprenant que les archives de l’explorateur devaient être inventoriées, le cinéaste Mischa Hedinger a plongé dans ce monceau de documents, pour la plupart inédits. Des lettres, journaux intimes, articles, pellicules, enregistrements sonores et quelque 30 000 photographies, le cinéaste a tiré African Mirror, un film de montage qui affiche en exergue une pensée du philosophe camerounais Achille Mbembe, selon laquelle ce que nous appelons «Afrique» est un ensemble de désirs et de fantasmes naïfs.
De premières images que le temps a rendues floues dévoilent de lointaines silhouettes sur des enrochements ocre. En voix off, Gardi célèbre ces «sauvages méfiants, craintifs» qui fuient l’objectif. Il compare les Matakam du Cameroun aux farouches montagnards suisses, les sacre «vrais démocrates». Il veut montrer que «même une vie comme ça peut avoir un sens», et rêve de préserver cette innocence primitive: «Comme ce serait beau de construire une palissade pour contenir tout le mal et le superflu», rêve René l’explorateur.
Fictions pittoresques
Il file «un billet de 5» aux femmes qui vont chercher de l’eau pour qu’elles acceptent la présence de la caméra. Il met en scène un mariage ou un flirt, mais ses fictions pittoresques achoppent sur des interdits. Il s’émerveille des «rois sans vassaux au pays de la liberté» qu’il filme, mais ne bronche pas lorsque les colons français recensent les indigènes, les rudoient («Tais-toi, on t’a rien demandé»), les incitent à travailler plus pour gagner plus (et payer plus d’impôts), et ne s’insurge pas contre la pratique voulant qu’on brûle les habitations de ceux qui refusent de s’acquitter des taxes… Il observe toutefois que les enfants africains éclatent de rire quand on leur dit que les impôts servent à construire routes et hôpitaux. Il se prend à rêver: «J’aimerais parfois que les Suisses aient aussi une colonie…»
Drôle de zèbre, ce René Gardi, ambivalent dans ses pensées comme dans ses images. Célébrant la beauté des Matakam tout en rappelant qu’«on ne peut pas leur transmettre le style de vie européen, ils ne le comprendraient pas…». Imbu de lui-même, cet homme dont la forte corpulence, le sourcil hirsute et les verrues font penser qu’il a le phacochère pour totem énumère ses succès publics face à des audiences éprises d’exotisme. La presse apprécie qu’il «aborde les nègres comme des êtres humains». Il a sa face d’ombre: hospitalisé après une tentative de suicide, il confesse dans son journal avoir abusé de quatre élèves…
Soirées patronales
Les années passent. La décolonisation inquiète René Gardi. Il redoute que ces peuples «un peu barbares» soient inaptes à la civilisation, que le «gouffre entre Blancs et Noirs» ne soit jamais comblé. L’ethnologue pour soirées patronales se prend Mai 68 en pleine face. Son documentaire Mandara est montré au Festival de Berlin en 1960, mais les distributeurs lui demandent de revoir son texte, jugé «incertain et imprécis». Il cite ces spectateurs qui, découvrant l’Afrique avec les premiers voyages organisés, regrettent que ce ne soit jamais aussi beau que dans les films de René Gardi. Le vieil homme rêve «avec une profonde nostalgie» de son Arcadie noire, son beau pays matakam. On apprend au générique de fin que «Matakam» n’est pas un terme endogène, mais une appellation péjorative se référant à l’ethnie Mafa.
«African Mirror», de Mischa Hedinger (Suisse, 2019), 1h24. Disponible en vidéo à la demande sur le site Outside the Box.