Dans un monde de l’audiovisuel en plein chambardement, avec la montée en puissance des acteurs du web, la fiction TV acquiert un poids croissant dans la culture populaire. Et dans ce contexte, le scénariste prend de l’ampleur. Nous y consacrons une série d’articles.

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Un enfant disparu en pleine forêt, une centrale nucléaire, l’ambiance pesante d’une petite bourgade allemande et des voyages dans le temps: la formule, quelque part entre le drame, l’enquête policière et la science-fiction, a fait mouche.

Diffusée sur Netflix depuis le 1er décembre dernier, Dark s’est rapidement muée en phénomène télévisuel, largement relayé dans les médias et sur les réseaux sociaux, et dont la deuxième saison a été commandée un mois à peine après sa mise en ligne. Joli score pour la première production germanophone de la plateforme, d’autant qu’elle ne compte à son casting que des illustres inconnus.


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Un succès qu’elle doit peut-être à la frénésie Stranger Things, autre série Netflix furieusement populaire et à laquelle Dark est souvent associée, toutes deux plantant une partie de leur décor dans les années 1980. Mais avant tout, la production allemande se distingue par son scénario tortueux, fait d’une impressionnante galerie de personnages (72 au total!) et de nombreux grands écarts temporels.

Alors que le récit s’ancre en 2019, plusieurs personnages vont courber l’espace-temps et retourner 33, ou même 66 ans en arrière, entrelaçant les générations et risquant à chaque fois de bouleverser le cours de choses. S’il faut parfois se concentrer pour ne pas en perdre les nombreux fils, la toile généalogique de la série est solide et parvient à nous envoûter sur dix épisodes. «Dark est la preuve qu’une bonne narration transcende toutes les frontières», concluait Kelly Luegenbiehl, vice-présidente des contenus originaux internationaux chez Netflix.

Entre «Lost» et «The Missing»

Le cerveau derrière cet habile imbroglio est suisse. Réalisateur et scénariste, Baran bo Odar réside aujourd’hui en Allemagne, mais c’est bien à Olten qu’il a vu le jour, en 1978. D’origine russo-turque, d’où il tient son nom énigmatique, il quitte assez vite la Suisse pour la Bavière où il grandit et étudie le cinéma. C’est d’ailleurs à la Haute Ecole de télévision et de cinéma de Munich qu’il rencontre sa future compagne, Jantje Friese, qui deviendra la coscénariste de plusieurs de ses films.

Dès le départ, Baran bo Odar se passionne pour les puzzles temporels. En 2010, il écrit et réalise le thriller psychologique Il était une fois un meurtre, sorte d’ancêtre de Dark qui raconte les conséquences de deux crimes commis à vingt ans d’intervalle. Mais c’est le film Who Am I et son histoire de jeune hacker traqué par Europol, succès commercial de 2014, qui lancera définitivement la carrière du cinéaste.

Sélectionné au Festival international du film de Toronto, le scénario attire l’attention de Netflix, qui propose au couple d’en tirer une série pour sa plateforme. Ce dernier préférera pitcher un nouveau concept, présenté comme un mélange entre la série britannique The Missing et les prémices de Lost: à la fois sombre et éclairée, Dark était née.

Boîte de Pandore

Pour créer l’univers complexe de la série, Baran bo Odar et Jantje Friese ont procédé par tâtonnements, modifiant et affinant constamment les ressorts de l’intrigue, à grand renfort de post-it. «Contrairement au film, l’avantage créatif d’une série est que la fin reste longtemps une inconnue», expliquait le scénariste au quotidien allemand Die Welt, comparant la trame de Dark à une boîte de Pandore. «Tout le monde veut savoir ce qu’elle contient, c’est un bon truc. Nous-mêmes l’avons découvert au fil de l’écriture. C’était comme peindre un tableau: tu regardes où le coup de pinceau te mène.»

Le récit est aussi coloré de souvenirs personnels. La bourgade pluvieuse de Winden, toile de fond fictionnelle du récit, est un concentré des nombreuses petites villes allemandes où Baran bo Odar a vécu. Tandis que la centrale nucléaire rappelle le travail de son père, chimiste dans le domaine de l’énergie atomique et employé notamment par la centrale soleuroise de Gösgen, ainsi que la catastrophe de Tchernobyl, qui a profondément marqué le cinéaste.

Tout comme ses lectures. «Depuis que j’ai découvert Crime et Châtiment de Dostoïevski à l’âge de 12 ans, je m’intéresse aux raisons qui poussent l’homme à faire le mal.» C’est ce regard à la fois tourmenté et audacieux qui fait l’ADN de Dark, et qui s’exporte désormais jusqu’à Hollywood: en 2017, Baran bo Odar réalisait Sleepless, film d’action avec Jamie Foxx. Un talent remuant à surveiller de très près.