«Bernadette a disparu», mais Cate est bien là
Cinéma
Richard Linklater confie à la toujours brillante Cate Blanchett le rôle d’une mère de famille aimante mais asociale qui peu à peu va totalement s’évaporer

Ce n’est pas divulgâcher que de dire que Bernadette Fox, l’héroïne du vingtième long métrage de fiction de Richard Linklater, va disparaître. Car tout est dans le titre, et même dans les premiers plans; dans la bande-annonce aussi, d’ailleurs. Bernadette, donc, va soudainement décider de s’évaporer. Le savoir permet, dans les deux premiers tiers du film, de repérer les traces de cet effacement progressif, comme si Bernadette ne s’appartenait plus, devenant peu à peu un ectoplasme dénué d’humanité.
Mariée à un geek travaillant pour une grande entreprise disruptive de Seattle, elle apparaît rapidement comme une agoraphobe névrosée, incapable de s’insérer dans la société. Elle aurait parfaitement pu être une des Desperate Housewives de la série produite par ABC, comme un double sombre et lunaire de Susan Mayer. Car elle partage avec le personnage interprété par Teri Hatcher un amour incommensurable pour sa fille. Bee a 15 ans, et elle est pour Bernadette bien plus qu’une adolescente à gérer. Elle est une amie, une mère et une confidente; elle a tout simplement la solidité qui lui fait défaut.
Sans le savoir, c’est néanmoins Bee qui va être le déclencheur du désir d’évaporation de sa mère. Se souvenant de la promesse faite par ses parents de lui offrir n’importe quoi si elle réussissait brillamment ses études secondaires, voilà qu’elle leur demande, plutôt que le poney dont elle rêvait naguère, un voyage familial… en Antarctique. Bernadette aurait préféré le poney. Mais elle ne peut rien refuser à sa fille et finit par accepter. Avant de peu à peu réaliser que partir pour le pôle Sud lui sera difficile.
Le temps qui passe
A partir de là, Bernadette va être aspirée dans un gouffre, comme si le sol se dérobait sous ses pieds. Une spirale infernale que Linklater met en scène avec tendresse et humour, plutôt que de tout miser sur le cynisme ou le vérisme. Il faut dire que le cinéaste américain n’a pas son pareil pour explorer la psyché humaine, documenter les humeurs changeantes, la joie extatique se faisant soudainement mélancolie, l’excitation se muant en irritation.
En 1991, il suivait sur une journée, dans Slacker, le quotidien de quelques marginaux. Deux ans plus tard, il resserrait encore sa narration pour raconter dans Dazed and Confused la dernière journée avant les vacances estivales – dans le Texas du milieu des années 1970 – d’un groupe de lycéens. Il y a quatre ans, Everybody Wants Some!! se situait au tout début de la décennie suivante et suivait l’arrivée sur un campus universitaire, le week-end précédant la rentrée, d’un joueur de football américain de première année. Les deux films fonctionnaient en diptyque, de même qu’entre 1995 et 2013 il réalisait une trilogie (Before Sunrise, Before Sunset, Before Midnight) racontant trois étapes de l’histoire d’un homme et d’une femme.
Sur «Boyhood»: Dans le laboratoire du temps
Linklater est d’une certaine manière le cinéaste du temps qui passe; il a ce talent de parfaitement savoir ancrer son récit dans un moment. Ainsi, dans le virtuose Boyhood (2014), il racontait les hauts et les bas d’une famille décomposée sans artifice: le film a été réalisé sur une période de douze ans, les acteurs grandissaient et vieillissaient d’une séquence à l’autre «pour de vrai»; comme pour dire que la vie passe trop vite, là ou son diptyque estudiantin montrait au contraire l’impression d’éternité de certains instants.
Une IA comme amie
Bernadette a disparu, à sa façon, explore lui aussi cette notion du tempus fugit. Elle se matérialise à travers le passé de l’héroïne, que Bee va découvrir en même temps que le spectateur. Il y a vingt ans, Bernadette était une star de l’architecture, conceptrice d’une maison innovante au destin funeste. Du jour au lendemain, elle a renoncé à sa carrière pour devenir une mère aimante, et une voisine asociale dont la seule amie est une assistante virtuelle, une intelligence artificielle sur laquelle elle se repose totalement pour gérer sa vie, et qui accélérera en quelque sorte son effacement.
Pour éviter de faire de Bernadette un archétype sans âme, il fallait une actrice capable de lui donner la profondeur nécessaire, de savoir en sonder la psychologie à l’aide, parfois, d’un silence ou d’un petit geste insignifiant. Linklater a confié le rôle à Cate Blanchett, et c’est la meilleure idée du film.
Bernadette a disparu(Where’d You Go, Bernadette), de Richard Linklater (Etats-Unis, 2019), avec Cate Blanchett, Billy Crudup, Emma Nelson, Kristen Wiig, Laurence Fishburne, 1h49.