Brian Wilson, entre le sommet et le creux de la vague

Biopic L’audacieux «Love & Mercy» de Bill Pohlad saisit le génie des Beach Boys

Paul Dano et John Cusack y incarnent Brian Wilson, leader du groupe, à deux moments clés de sa vie

Vous devinez que vous n’entrez pas dans un biopic classique quand la première image est un plan rapproché – au point d’en devenir mystérieux – d’une… oreille. Annonce tout à la fois d’un désir de pénétrer dans la tête du sujet, Brian Wilson, le leader tourmenté des Beach Boys, et d’un film qui portera une attention toute particulière au son? Il y a des deux dans Love & Mercy de Bill Pohlad, rare biographie de musicien qui échappe aux conventions du genre pour donner un film original, et ce avec la bénédiction de son modèle encore vivant.

De The Buddy Holly Story à Walk the Line en passant par La Bamba, Great Balls of Fire! ou Ray, le biopic musical a accumulé suffisamment de clichés pour devenir redondant et prêter le flanc à la parodie (Walk Hard: The Dewey Cox Story, 2007). Ce qui n’a pas empêché les récents Jersey Boys et Get On Up d’être encore des réussites honorables, avec scénario ultra-balisé (trauma enfantin, révélation musicale, succès inespéré, gloire et abus, déchéance et come-back) et performance d’acteur oscarisable. Love & Mercy, lui, va au-delà en employant une tout autre tactique. Le film ne retient que deux phases clés de la vie de l’artiste, comme s’il s’agissait des deux faces d’un 45 tours, plutôt que de rejouer le traditionnel condensé de toute une vie – plus proche d’un album 33 tours ou d’un CD.

Une brève intro situe d’abord les Beach Boys au début des années 1960, groupe à base de pop ensoleillée et de culture surf superficielle. Fin du cliché. Après un voyage en avion qui provoque chez leur leader Brian Wilson (Paul Dano) une crise de panique, ce dernier convainc ses quatre complices (ses frères Carl et Dennis, leur cousin Mike Love et l’ami Al Jardine) de partir sans lui au Japon, lui-même s’estimant plus utile au studio, à fignoler les arrangements de leur prochain album Pet Sounds (1966). Sur la «face B», une vingtaine d’années plus tard, un tout autre Brian Wilson (John Cusack, sans la moindre velléité de ressemblance), dépressif et sous la surveillance étroite de son psy Eugene Landy (Paul Giamatti), rencontre la vendeuse de voitures Melinda Ledbetter (Elizabeth Banks). Débute alors une relation vue d’un mauvais œil par le thérapeute…

Drôle d’idée que d’alterner ces deux faces? Et pourtant, ça marche, l’une complétant l’autre d’un point de vue aussi bien dramatique que biographique. A l’approche quasi documentaire pour raconter l’enregistrement de Pet Sounds, sommet de créativité indissociable du début de la schizophrénie de Wilson, succède un suspense prenant qui oppose les amoureux à l’inquiétant psy/gourou/tuteur qui a fini par voler la vie de son célèbre patient.

Au jeu de «cherchez l’auteur», on pourra reconnaître la patte du coscénariste Oren Moverman, déjà coauteur du génial I’m Not There de Todd Haynes, biopic «fragmenté» d’un Bob Dylan interprété par six acteurs différents. Mais le producteur Bill Pohlad, qui signe là à 58 ans ses vrais débuts de metteur en scène (après un premier essai resté inédit en 1990 suivi de modestes travaux publicitaires et documentaires) n’est pas en reste. Ce fils d’un milliardaire du Minnesota s’était signalé jusqu’ici en finançant des films d’auteur tels que A Prairie Home Companion (Robert Altman), Into the Wild (Sean Penn), The Tree of Life (Terrence Malick) ou encore 12 Years a Slave (Steve McQueen). Apparemment, il a retenu quelques leçons de ces maîtres, son travail alliant audace et fluidité.

Dès que le jeune Wilson s’enferme en studio, tentant de recréer les harmonies délirantes qu’il entend dans sa tête, le film devient le premier du genre à vraiment montrer un musicien au travail. Et loin d’être ennuyeux, comme supposé, c’est fascinant! Il faut le voir tester des sonorités inconnues, demander à des violoncellistes de répéter encore et encore un détail infime, pour comprendre d’où vient la richesse de Pet Sounds, tentative de surpasser aussi bien les Beatles que le super-producteur Phil Spector. Mais le panoramique à 360° qui révèle à ce moment l’ennui et l’impatience des autres membres du groupe est tout aussi parlant. Entre eux, le fossé se creuse, qui vaudra bientôt à Brian l’abandon de son projet suivant, Smile, et une mise en veilleuse au profit du plus lisse Mike Love, accompagné d’une lente autodestruction par abus de substances diverses.

Le film peut se faire l’économie de ce dernier épisode dont l’autre pan du film est le résultat. A peine si sont évoquées «trois années passées au lit», qui auraient produit des mythiques Bedroom Tapes jamais éditées.

Sous les traits d’un John Cusack mi-éteint mi-parano, c’est un Wilson créativement grillé que l’on retrouve reclus dans sa villa de Malibu, isolé de sa famille (il a aussi divorcé) par le despotique Dr Landy et ses sbires. Abordé selon le point de vue de Melinda, ce volet devient la chronique d’un sauvetage – lui aussi simplifié pour ne pas entrer dans le détail de ce qui fut une longue procédure légale. L’essentiel réside alors dans la qualité intime du récit, d’une étonnante sensibilité.

Dans un premier temps, il faut certes fournir un petit effort pour accepter la totale dissemblance entre les deux comédiens. Mais le fait que tant Dano que Cusack donnent là des performances parmi leurs meilleures à ce jour aide à vite franchir ce cap. Par la suite, les passages d’une période à l’autre deviennent de plus en plus organiques, soigneusement préparés par le montage et la musique. L’emprise du psy maléfique se mire dans la lourde responsabilité d’un paternel abusif; visuellement, l’eau fait office de leitmotiv. De sorte que lorsque survient une citation du final de 2001, l’Odyssée de l’espace, elle ne paraîtra pas tant ridicule que mérité.

Dans l’absolu, ce récit d’une rédemption par l’amour pourra bien sûr sembler terriblement réducteur. En passant, Love & Mercy parvient cependant à suggérer bien des choses plus larges et complexes: le gâchis d’une fragilité mentale ignorée et abusée, mais aussi le passage des innocentes années 1960 aux cyniques années 1980, soit la fin d’un «rêve californien» dont les Beach Boys furent parmi les plus efficaces ambassadeurs.

Montrer pour la fin un Brian Wilson septuagénaire sur scène aujourd’hui n’apporte pas grand-chose. Musicalement, tout est joué depuis longtemps; il a survécu (au contraire de ses frères), mais les Beach Boys resteront indissociables du tournant entre sixties et seventies . Le comble aurait été que son biopic n’ait pas été bien arrangé/orchestré. Heureusement, c’est tout sauf le cas dans cette fine tapisserie narrative, sonore et visuelle. On en sort plein de «Good vibrations», déterminé à redécouvrir toutes les nuances d’une musique un peu vite cataloguée comme légère.

VVV Love & Mercy , la véritable histoire de Brian Wilson et des Beach Boys (Love & Mercy) de Bill Pohlad (Etats-Unis 2014), avec Paul Dano, John Cusack, Elizabeth Banks, Paul Giamatti, Jake Abel, Bill Camp, Graham Rogers. 2h02.

Une approche quasi documentaire de la création en studio alterne avec un suspense existentiel

Il faut certes fournir un petit effort pour accepter la totale dissemblance entre les deux comédiens