Bruno Dumont: «Le comique rôde autour de tout»
Cinéma
En Compétition à Cannes, le cinéaste présente «Ma Loute», une comédie extravagante dans laquelle des bourgeois se font dévorer par des pêcheurs cannibales.

Au début du XXe siècle, les Van Peteghem sont en vacances balnéaires dans le Nord, où une famille de pêcheurs, les Brufort, pratique le cannibalisme. C’est un chapitre tragiquement désopilant de la lutte des classes que Bruno Dumont dévoile dans Ma Loute. Depuis P’tit Quinquin, sa série télévisée frappadingue, l’observateur de la déshérence sociale se dévergonde. Abjurant son jansénisme, il se paie une bonne tranche de rire salvateur en compagnie de comédiens non professionnels et d’une brochette de vedettes métamorphosées, comme Fabrice Luchini ou Juliette Binoche.
Lire la critique : Dans «Ma Loute», Bruno Dumont bouffe du bourgeois tout cru
- Pour un récit comme Ma Loute, vous définissez d’abord l’intrigue ou les personnages?
- Je pense à tout en même temps, tout est important. En l’occurrence, j’avais avant tout les personnages, les Brufort et les Van Peteghem, et j’ai trouvé une intrigue amoureuse susceptible de les réunir. Ensuite j’ai rajouté les policiers pour enquêter sur les disparitions dont les Brufort étaient responsables. Ces personnages totalement schématiques n’existent pas: c’est nous-mêmes, forcément.
- Comment est venue l’idée du cannibalisme?
- Comme je voulais aller dans l’extravagance, je devais trouver quelque chose d’extravagant chez les uns comme chez les autres. J’ai donc cherché une métaphore de la haine des bourgeois. Quant à la dégénérescence de la classe bourgeoise, je l’ai traitée par la consanguinité. A chacun sa misère, quoi…
- Le cannibalisme est montré dans sa version la plus gore: la famille Brufort bouffe des rogatons humains trempant dans le sang. Vous n’avez pas imaginé des plats plus raffinés?
- Je savais que le comique allait fournir l’assaisonnement, je pouvais y aller franchement dans le gore. C’est assez drôle quand la mère sort avec un pied à la main…
- Vous réussissez à mêler de façon harmonieuse des genres totalement opposés. On passe avec fluidité du burlesque au fantastique, du gore au drame social…
- Que cette harmonie soit possible me surprend moi-même. Des choses inconciliables coexistent. Ça laisse rêveur sur la nature humaine. Pouvoir passer du tragique au burlesque en dit long sur notre duplicité. La cohabitation des genres est possible, il y a des galeries de circulation entre eux. En fait, c’est le même curseur qui bouge. On rit du tragique et on pleure du comique…
- Le colonel de gendarmerie qui joue de la trompette est à la fois pathétique et irrésistiblement drôle…
- C’est exactement ça. Le comique rôde autour de tout, prêt à surgir. Il suffit de l’accepter, de ne pas avoir peur, ne pas l’écarter.
- Le comique rôde partout, mais il a mis du temps pour faire son trou dans votre cinéma. Que s’est-il passé? Vous vous êtes libéré avec P’tit Quinquin?
- Sans doute. Je ne sais pas ce qui s’est passé. Une forme d’usure? Je constate que j’ironise énormément. J’avais la même sensation en tournant Camille Claudel 1915. Il y a toujours une scène qui défaille et on se surprend à rire dans des moments curieux; on était dans la folie et la folie est éminemment tragique et éminemment drôle. Je suis très surpris de voir à quel point le rire fait du bien. Il purge. Il a un effet salvateur sur le regard et sur notre nature profonde.
- Ma Loute parvient à la totale suspension de l’incrédulité. On admet l’invraisemblable. Que des personnages puissent s’envoler comme des baudruches et qu’on puisse dégonfler un policier plus léger que l’air à coups de pistolet sans le tuer…
- On est un peu dans le merveilleux. Oui. Ça ressuscite, ça revit. Il n’y a plus rien de grave.
- Pour la première fois, vous mélangez acteurs professionnels et non-professionnels. Vous les dirigez de la même manière?
- Non, ce ne sont pas les mêmes machines. Cela ne se règle pas pareillement. Les acteurs professionnels sont des machines assez complexes, il y a beaucoup de boutons. Ça permet de monter haut en gamme. On peut les régler pour l’extravagance. C’est beaucoup plus difficile à faire avec des acteurs non professionnels qui ont des registres plus limités. Ils composent aussi, mais moins. Il faut leur trouver des personnages plus proches.
- Y a-t-il plus de vérité chez un acteur professionnel ou non-professionnel?
- La question de la vérité, c’est la question de la représentation. Il y a autant de vérité dans la fiction que dans le documentaire. Le non-professionnel n’est pas plus vrai que le professionnel. Luchini représente une vérité, tout autant que Brandon Lavievielle dans le rôle de Ma Loute. Ce sont deux vérités représentées de façon différente. On ne peut pas dire qu’il y en a un qui est plus vrai que l’autre.
- Sur le plateau, comment les deux tribus interagissent?
- Ils se regardent d’abord, ils s’observent. Ils s’admirent très vite parce que les professionnels sont frappés par la puissance, la présence des acteurs naturels. Et ceux-ci sont très impressionnés par la virtuosité des acteurs professionnels. Il y a une estime réciproque. Au bout d’une semaine ils sont copains comme cochons…
- Est-ce que ça vaut la peine de prendre Fabrice Luchini et d’en fair un bossu et méconnaissable?
- Ah oui! Bien sûr. Cela s’appelle de la transfiguration. C’est une façon de jouer avec le spectateur qui aime bien Luchini. Je ne suis pas très emballé par l’omniprésence des acteurs. Je devais donc absolument l’altérer. Ce qui m’intéresse, c’est sa capacité de composition. Son physique était plutôt une gêne, parce qu’il est très connu et connoté. Pour créer de l’inconnu avec quelqu’un de connu, il faut forcément le travestir. Sa bosse l’a aidé à trouver le personnage. C’était une façon de le vriller. Il a inventé son personnage en se tordant lui-même.
- Les acteurs aiment-ils être un peu violentés?
- Tout à fait. Ils n’en ont pas l’habitude, parce que le cinéma contemporain ne les habitue malheureusement pas à se transformer, mais plutôt à jouer comme ils sont. Je pense que le plaisir de l’acteur réside dans la transformation. Donc ils sont très partants.
- Quand ils se déplacent, l’inspecteur Machin et André Van Peteghem sont affublés d’un sound design comique…
- C’est la première fois que je bruite autant un film, d’habitude je travaille plutôt avec des sons directs. Mais le comique a un besoin d’efficacité immédiate. Il faut voir tout de suite et entendre tout de suite. J’ai donc grandement bruité Machin et Van Peteghem pour amener un peu de pittoresque et de drôlerie dans leur démarche. La mécanique des gestes doit aussi s’entendre. Le grotesque, c’est une loupe. Il faut tout grossir, le son aussi.
- Le paysage dicte-t-il le récit?
- J’accorde toujours beaucoup d’importance au paysage. Il comble un peu ce que les dialogues. Il nous accompagne dans nos émotions. Il est une métaphore. Que ça pleure ou que ça rie, le paysage constitue pour le spectateur une forme d’achèvement. Il donne du sens. Il donne aux choses une poésie dont le cinéma a bien besoin. C’est assez mystérieux.
- Le paysage de Ma Loute est fait de terre et d’eau…
- C’est un paysage un peu primitif, aussi extrême que le film. On est aussi dans l’extrémité, sur la côte, au bord du commencement, au bord de la fin… Il y a la mer, quelque chose d’infini, et la fracture de la terre. Le fini et l’infini s’incarnent sur la côte.
- Et le Typhonium, la folie architecturale où résident les Van Peteghem?
- Il fallait que je trouve une habitation pour les bourgeois. Au début du XXe siècle, dans le Nord de la France, les bourgeois pris d’égyptomanie construisaient des bâtiments imitant des temples antiques. Il y a encore à Roubaix, à Tourcoing des maisons aussi fantasques que ce Typhonium qui convient bien aux Peteghem.
- Le personnage le plus troublant du film est Billie, la nièce androgyne qui fait le lien entre les bourgeois et les travailleurs de la mer…
- C’est un personnage en errance, né on ne sait pas trop comment, assez pacifique. En même temps, il n’est pas le saint innocent, il mystifie Ma Loute. Il trompe, il est trompé lui-même. Investi d’une double génération, il incarne aussi la collision des genres. C’est un personnage qui nous trouble, comme il trouble les policiers, Ma Loute et ses parents.
Profil
1958 Naissance à Bailleul (Nord)
1997 La Vie de Jésus
1999 L’Humanité
2003 Twentynine Palms
2006 Flandres
2009 Hadewijch
2011 Hors Satan
2013 Camille Claudel 1915
2014 P’tit Quinquin (mini-série)
2016 Ma Loute