Portées par l’optimisme de l’après-guerre et l’énergie du rock’n’roll, les années 50 et 60 étaient obstinément tournées vers l’avenir. Cet élan positiviste a exorcisé les créatures de la nuit issues du folklore. Mais, au mitan des années 70, Stephen King a brisé la trêve que le XXe siècle avait conclue avec les peurs ancestrales. Le retour du refoulé était attendu: ses livres se sont vendus à plus de 350 millions d’exemplaires à travers le monde.

Né en 1947, à l’aube de la Guerre froide, Stephen King estime que sa génération formait «le terreau idéal pour les graines de l’horreur. Nous avons été élevés dans une étrange atmosphère foraine faite de paranoïa, de patriotisme et d’orgueil national.» Perpétuant une tradition littéraire naturaliste, l’écrivain a réformé en profondeur les codes du fantastique et de l’horreur. Ses récits sont ancrés dans l’Amérique contemporaine. Les objets domestiques (une voiture dans Christine), les figures familières (un chien dans Cujo) peuvent être possédés par l’esprit du Mal. L’histoire sanglante de l’Amérique engendre des revenants aussi coriaces que la mauvaise conscience. Enfouis sous les banlieues résidentielles, les cimetières indiens exhalent leurs spectres…

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De Danny, l’enfant télépathe de Shining, à Charlie, la fillette qui déclenche le feu par la pensée, les enfants, martyrisés ou juste mal-aimés, tiennent un rôle prépondérant dans le royaume de King. En 1974, l’écrivain publie Carrie. En 1976, Brian De Palma porte à l’écran ce premier roman. L’énorme succès du film assoit la notoriété de l’écrivain.

«Ça» s’en va

Stephen King a publié plus de 50 romans et quelque 200 nouvelles, qui ont fait à ce jour l’objet de 42 adaptations pour le grand écran et 51 pour le petit. Se réclamant de Richard Matheson (Je suis une légende) et de Ray Bradbury (La Foire des ténèbres), il fait montre d’une imagination macabre illimitée et sait cristalliser les peurs contemporaines. Mais il tend à écrire gras. Ses livres sont souvent trop épais, les scènes d’action diluées à l’extrême.

On lui doit des chefs-d’œuvre (Charlie, Simetierre, Misery, 22/11/63…), ainsi que de pénibles pavés (Les Tommyknockers, Dreamcatcher, Dôme et, pis que tout, Docteur Sleep, la suite de Shining). Ces hauts et ces bas se retrouvent au cinéma, les grands films alternant avec une flopée de navets effarants, le plus mauvais étant sans doute Maximum Overdrive, réalisé par Stephen King lui-même.

Publié en 1986, Ça marque un sommet, ne serait-ce que par son ampleur, deux volumes de 500 pages reconduisant les thèmes de prédilection du King de l’horreur. Il approfondit son analyse de l’enfance meurtrie, brouille l’identité des monstres réels (père abuseur) et symboliques (la peur du noir), enchevêtre le ça de la psychanalyse, soit l’ensemble des pulsions inconscientes, et l’alibi de l’alien.

L’action se situe à Derry. Cette ville imaginaire du Maine, l’Etat où se déroulent la plupart des romans de King, est l’épicentre du Mal dans sa géographie fictive. Le voyageur temporel de 22/11/63 y passe en 1958. «Quelque chose allait mal dans cette ville et je pense que je l’ai su dès le début», dit-il. Il y croise Beverly et Richie, deux des enfants de Ça.

Un jour pluvieux d’octobre, le petit Georgie est mis en pièces par un sadique. L’été suivant, son grand frère, Bill, et ses amis se lancent à la recherche de l’assassin. Ces gosses perdus improvisant une république à l’instar des naufragés de Sa Majesté des mouches, de William Golding, affrontent des apparitions terrifiantes que domine la figure de Grippe-Sou, un clown maléfique, «le pire rêve devenu vrai».

Dans les profondeurs putrides des égouts, ils finissent par coincer la source des crimes et des terreurs: un très ancien arachnide d’origine extraterrestre, une abomination de la famille des Grands Anciens de Lovecraft. Vingt-sept ans plus tard – c’est le cycle d’activité de la créature –, ils retournent à Derry pour la détruire définitivement. En 1990, une mini-série télévisée, Ça - Il revient toujours, est tirée du livre. Elle traumatise une génération de jeunes téléspectateurs et inscrit la figure du clown macabre dans l’inconscient collectif.

Et «Ça» revient

Branle-bas de combat dans le Kingdom: Ça revient devant la caméra d’Andy Muschietti (Mama). Né en 1973, le réalisateur argentin déplace l’intrigue des années 50 que King évoque si justement, aux années 80. Il modernise les différents visages de la peur, troquant momie, lépreux, loup-garou et ptéranodon contre un zombie de SDF ou le portrait d’une flûtiste cubiste. Il renonce à entremêler les deux temps d’action (1958-1985, 1988-2015) dans l’attente d’un second film – que l’immense succès de celui-ci aux Etats-Unis rend plausible.

Dans l’esprit de Stephen King, Ça métisse deux clowns très populaires des années 50, Bozo et Clarabell – ce dernier ayant nourri l’esprit punk du futur Iggy Pop… En 2017, le croque-mitaine à nez rouge est d’emblée effrayant avec ses incisives de rat et son costume de bouffon victorien.

Le petit Georgie court joyeusement derrière son bateau en papier, filant sur l’eau du caniveau. Le frêle esquif est englouti. Dans la pénombre de l’avaloir, deux yeux luisent. Le clown apparaît, séduit l’enfant et le dévore. Cette première scène, parfaite métaphore de la fatalité, est la meilleure du film. Elle ressemble comme deux gouttes d’eau à celle de la première adaptation.

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Mais le Grippe-Sou de 1990 est doté d’un dentier de farces et attrapes au moment d’arracher le bras de Georgie, alors que son avatar de 2017 se laisse pousser une denture de lamproie extraterrestre. Le CGI permet tout et le réalisateur en abuse. A la 112e métamorphose de Grippe-Sou, seule la durée du film fait peur. Dommage qu’Andy Muschietti n’ait pas suivi la rétrospective Jacques Tourneur à Locarno. Il aurait beaucoup appris de ce montreur d’ombres, maître de la suggestion.